La plainte au travail dans le travail social
le 13/01/2022
Le Social en mouvement
L’usure professionnelle et la souffrance au travail sont certes situationnelles, contextuelles, environnementales, elles apparaissent toutefois être aussi l’affaire du sujet. A l’heure actuelle, les éducateurs spécialisés que nous accompagnons dans le cadre de GAP témoignent de nombreuses plaintes ; ces dernières peuvent néanmoins être analysées sous un angle qui révèle leur caractère dynamique, polysémique. Voyons dans quelle mesure le recours à un cadre d’analyse de type systémique et socioclinique, est d’un grand intérêt dans l’identification et la clarification des registres sociopsychiques dans lesquels les sujets souffrants sont pris, agis.
Le mal être au travail s’exprime de différentes manières. Il peut parfois exprimer la souffrance ayant trait au registre corporel. Le corps en souffrance, soumis à la dureté de tâches répétitives, est alors le lieu d’expression d’une symptomatologie physique importante. Pour rappel, « Les troubles musculo-squelettiques (TMS) dus à la répétitivité des gestes et à l’intensification du travail, dans 40 % des cas, sont invalidants et constituent désormais 60 % des maladies professionnelles déclarées » (Piotet. F, 2011). Dans ce cas de figure, la plainte trouve une cause localisée, physiquement identifiable, décelable. En ce qui concerne la souffrance psychique au travail, il en va différemment. Dans cet article nous tâcherons de comprendre si la plainte au travail ne serait pas une forme narrative qui signerait l’appartenance à une communauté de métier ? [1]
Plainte et souffrance au travail
Comprendre la plainte au travail n’est pas chose aisée tant l’identification de l’origine et des causes qui participent à l’apparition d’une symptomatologie psychique sont complexes à identifier. Il est communément admis que l’usure de ressentie par le sujet ne peut à elle seule trouver racine dans l’unique sphère professionnelle car, la psyché ne s’arrête pas à la sortie de l’institution… C’est d’ailleurs ce qui vaut un procès en légitimité permanent pour celles et ceux qui tentent de faire reconnaitre leur pathologie psychique comme résultant directement de leur cadre de travail. Dès lors, toute plainte de souffrance au travail ne semble pouvoir obtenir la recevabilité sociale qu’elle pourrait mériter : « Avouer sa fatigue peut donc à la fois être un aveu de faiblesse individuelle que l’on cherchera à éviter, mais aussi un moyen de faire avancer une revendication qui sera d’autant plus acceptable qu’elle est partagée par le collectif de travail » (Loriol, M. 2003). Aussi, le besoin chimérique de reconnaissance sociale de la plainte peut accroitre cette dernière puisque le sujet doit en faire, une fois de plus, la preuve de sa légitimité sociale, dans une sphère professionnelle qui impose d’en faire la démonstration, d’en débusquer les origines, d’en démasquer les effets. C’est en cela que la plainte de la souffrance au travail contraint le sujet à l’épreuve d’une double peine, celle de faire reconnaitre et de prouver l’existence réelle de la souffrance comme étroitement reliée aux conditions de travail. La reconnaissance, la preuve et le lien sont alors au centre de la quête du plaignant. Ce triple effort oblige alors à une remise en cause permanente du sujet : « ma plainte est-elle recevable ? Ma situation personnelle, familiale, affective et sociale est-elle étrangère à la souffrance psychique que j’éprouve dans mon contexte professionnel ? »
A ce titre la plainte revêt un ou plusieurs sens pour le sujet, elle possède également une fonction au sens systémique du terme. Pour l’approche systémique, l’individu en interaction sociale fait partie d’un système relationnel ou chaque élément possède une place et une fonction à l’intérieur de ce dernier. Le sujet est alors soumis aux interactions avec d’autres éléments, ce qui fait que le système, le tout, ne se réduit pas à la somme de ses parties. Cette approche holistique est intéressante pour notre objet de travail, puisqu’elle permet de comprendre que le système développe des échanges avec l’environnement extérieur et avec d’autres systèmes dans lequel il évolue de manière interdépendante. La plainte peut alors s’envisagée comme faisant partie d’une revendication personnelle résonnant dans un système relationnel complexe, dynamique, aux liens d’enchevêtrement multiples. Perçue de la sorte, la plainte possède donc une fonction pour l’acteur et le sujet. Quelle(s) fonction(s) pouvons-nous lui attribuer au regard des échanges que nous menons avec les éducateurs spécialisés que nous accompagnons en Groupes d’Analyse de la Pratique [2]
La plainte et le plaignant.
La plainte déposée par le plaignant nous oblige donc à en comprendre à la fois le contenu mais également la fonction. Déposer plainte représente une étape fondamentale pour le sujet, de surcroit dans une profession où l’idéalité professionnelle revêt un caractère particulièrement puissant, voire identitaire (Dugué, P. 2020). La plainte cherche bien souvent un abri, un lieu et un espace social propice à sa reconnaissance, à son traitement. Et la conjonction des schèmes narratifs, tels que nous pouvons les remarquer lors des GAP que nous animons, prennent bien souvent des trajectoires similaires : douleur/souffrance, plainte, demande de considération. Tel que nous avons pu le remarquer, ce triptyque semble avoir fait la preuve de son efficacité, il est bien rodé. Généralement, la plainte a besoin d’un espace d’expression, d’une tribune parfois toute acquise, qui lui donnerait raison ; comme si, le fait d’avoir raison interrompait la plainte elle-même. Il en va autrement en situation professionnelle, puisque le plaignant est à la fois la victime et son propre bourreau. Il n’y a en effet pas d’agresseur connu, repéré, identifié. Il y a par ailleurs de nombreuses origines à la plainte. Elles sont organisationnelles, institutionnelles, collectives, d’équipes, économiques, politiques, éthiques etc… mais leurs caractéristiques multiples et pluridimensionnelles ne permettent guère le dépôt de plainte précis contre un objet, un sujet, une institution clairement identifiée. Bien au contraire, la plainte se transforme bien souvent en souffrances multiples qui érodent la qualité du récit du fait que le sujet échoue à en identifier les causes précises. Bien souvent, l’accusateur-le plaignant devient, d’une certaine manière, l’accusé tant il semble impossible de trouver une cause explicative externe. La plainte peut alors se retourner contre le plaignant.
La plainte écosystémique
Dans ce contexte, la confusion altère bien souvent le caractère authentique de la plainte et le message que le sujet souhaite transmettre à son entourage. La place de cette plainte dans l’environnement est donc fondamentale à observer et à comprendre. Pour nous, la plainte est écologique. Elle répond à bon nombre d’effets induits dans et par son lieu d’expression. La plainte contient une réelle interrogation relative à l’identité du sujet. C’est une revendication de la souffrance et une invitation à l’interrogation de notre rapport aux autres ; servant à tester le degré de compréhension et d’attention de ces derniers à notre égard. Ainsi, la plainte sert à rompre avec le silence de la douleur tout en permettant un approfondissement de la subjectivité de la relation à l’autre. Lorsque les conditions d’expressions sont rendues possibles, elles permettent la mise en récit de soi et favorisent la prise en compte des empêchements psychiques qui entravent son expression. Fondamentale dans un premier temps, elle peut alors initier la mise en intrigue des évènements vécus par le sujet en considérant que « la vie n’est pas une histoire. C’est une résolution incessante de problèmes d’adaptation. Mais la vie humaine, elle, nous contraint à en faire une histoire pour éviter de la réduire à une série de réactions de défense pour la survie » (Cyrulnik, B. 2002).
Plainte et légitimité du sujet
La plainte peut également être considérée comme une revendication, elle exprime une recherche et une demande qui sollicite le rapport à soi et aux autres. Le sens de la plainte est attribué à l’expression du mécontentement, des lamentations qui renvoient à son étymologie latine « plagere » : se frapper la poitrine en signe de deuil et de souffrance. Elle pose la question de la valeur du sujet dans son environnement, elle est une revendication de considération sociale qui cherche à tester la légitimité de l’être. La psychanalyse propose une autre définition de la plainte. Pour Freud, il faut la croire sans la croire. La plainte est toujours légitime mais ce sont les raisons qui en sont données par le sujet qui doivent être mises en débat, en dispute. Pour Jacobi, « La plainte se développe dans une alliance solide avec le sentiment de toute-puissance. Elle vient attester, à sa manière, du refus absolutiste de renoncer à une telle expérience » (Jacobi B. 1995).
Conclusion
La problématique majeure de la plainte réside dans le fait qu’elle crée, pour le sujet, les conditions de la panne réflexive et de l’empêchement à agir. Nous pouvons cependant observer la relation à la plainte sous un autre angle. En effet, nous émettons l’hypothèse que la plainte, soumise au regard du collectif de travail, permet au sujet de mesurer son niveau d’alliance/coalition supposé entre pairs. Elle révèle ainsi une stratégie subjective aux intentions unifiantes ; le partage et l’énonciation collective remplirait alors une fonction d’assourdissement collectif permettant de protéger le groupe d’appartenance professionnel de sa contrainte au changement. L’expression de la plainte est cependant entravée par ses contre-effets qui, de toutes les manières, atténueront sa promesse narcissique. La plainte déposée est bien souvent reprise par son possédant puisque son dépôt localisé n’engage nullement sa disparition. A ce titre la plainte possède un statut spécifique prévu, construit et régulé socialement dans le milieu où elle s’exprime et serait étroitement liée au désir de reconnaissance exprimée par le sujet dans son contexte professionnel.
Pierre DUGUE
Formateur à l’AFERTES d’Avion
Bibliographie :
Cyrulnik B. Un merveilleux malheur. Paris : Odile Jacob, 2002.
Dugue, P. (2020). « Le malaise professionnel des éducateurs spécialisés, entre mal-être et mal à être ». Phronesis, 1(1), 34-42.
Piotet, F. « Le piège de la souffrance au travail », Revue Projet 2011/4 (n° 323), p. 23-31.
Jacobi, B. 1995. Les mots et la plainte, Erès, Paris, 1998.
Loriol, M. « Donner un sens à la plainte de fatigue au travail », L’année sociologique, vol. vol. 53, no. 2, 2003, pp. 459-485.
[1] Cet article repose sur un travail doctoral dans le champ des Sciences de l’Education et s’articule à un dispositif de formation professionnelle des adultes dans le secteur de la protection de l’enfance. Cette recherche conjugue l’approche systémique, la sociologie clinique et l’approche biographique. Elle se veut compréhensive, proche du sujet et de sa subjectivité.
[2] GAP