Le libéralisme infligé aux précaires…

le 25/01/2022

Le Social en mouvement

Un vocabulaire issu de l’idéologie libérale s’impose dans le domaine de l’intervention sociale. Les objectifs de favoriser l’initiative, de promouvoir la mobilité, la réactivité , la valorisation des compétences, ou le pouvoir d’agir des individus, se répandent et se banalisent. L’individualisation des parcours et des accompagnements, contribue également à bas bruit à l’imposition du modèle de la responsabilité, du rétablissement et de l’évolution personnelle, dans un secteur qui était jadis épargné par ces logiques. On ne parle presque jamais des dégâts sociaux et humains, provoqués par la transposition d’une idéologie économique dans le Social. Pour sortir du silence, commençons par l’étude de l’impact d’une mesure emblématique de cette influence : l’autoentreprise.Cela fait quelques idées d’années qu’une idée lumineuse n’en finit plus d’inspirer ceux qui prétendent venir à bout du chômage et de la fin de l’emploi stable et durable.
Et si les chômeurs devenaient créateurs de leur propre emploi, de leur propre entreprise ?
Cette idée, dont la puissance de séduction, vient de sa simplicité, a inspiré tant les gouvernements dits de gauche que de droite dure.
Et en effet, nous avons tous vu fleurir et se multiplier dans les quartiers en difficulté des vagues successives de « taxiphone », « rajouts de cheveux afros », « pizza moto », « chichas » en tout genre et, maintenant de « vapote stores ».
Toutes ces devantures ont incessamment cédé la place à de nouveaux gérants et de nouvelles enseignes, devenant les « éléphants blancs » de nos banlieues.
Au-delà de l’idée simple, qui résout quasiment un problème (l’absence d’emploi), par l’absurde (créer le sien), ce qui rend le concept durable c’est la philosophie qui le sous-tend : l’individualisation ; le fait que chaque individu soit de plus en plus invité à se gérer lui-même comme sa propre création, comme sa propre entreprise.
L’époque de déliaison sociale que nous connaissons depuis les crises sanitaires et sécuritaires, la fin du modèle de l’emploi salarié stable, durable et évolutif, la perte de la conscience des classes sociales, contribuent chaque jour un peu plus dans l’enfermement de chaque individu en lui-même. Le modèle de cette évolution sociale, économique, politique, et même psychologique et affective trouve son aboutissement dans l’invention de l’autoentreprise.
L’autoentrepreneur comme seul comptable de ses réussites , comme de ses faillites, est le nouveau héros ou modèle moderne.
Or, pour les acteurs sociaux de terrain, au plus près des familles et publics en situation de précarité, on ne parle jamais assez des dommages et des conséquences tragiques que ces modèles imposent aux groupes les plus fragiles de notre société.
Pour les jeunes de milieu populaire, comme pour les groupes sociaux qui sont à la marge de la protection sociale, la facilité apparente du statut de l’autoentreprise agit comme un miroir aux alouettes.
Dans notre Centre social, qui va au-devant de nombreuses familles mal logées en hôtels sociaux, squats et bidonvilles, nous ne comptons plus les situations de ceux qui ont été autoentrepreneurs à un moment de leur parcours.
Au début, ce statut apparaissait comme une solution : il promettait une forme de normalité administrative vis-à-vis des institutions fiscales et de protection sociale.
Très rapidement et comme malheureusement on pouvait le prévoir dès l’origine, cette solution est devenue rapidement un problème dont les conséquences et les dégâts sont durables.
Bien entendu, la plupart des autoentrepreneurs précaires sont dans l’incapacité de suivre les démarches liées à leur statut.
Il est déjà particulièrement difficile à une personne avec une bonne connaissance des administrations et des règlementations de se mettre en sécurité vis-à-vis des exigences, des déclarations et des démarches obligatoires.
Dans la réalité la complexité des déclarations et démarches a postériori, est soigneusement dissimulée derrière l’apparente facilité d’accès à un statut, qui dans les faits n’a que peu à voir avec le statut de salarié.
Très rapidement en réalité, pour les précaires qui y avaient eu recours le statut d’autoentrepreneur est perdu. Les droits sociaux qui, un temps, avaient pu être ouverts, sont rapidement interrompus en même temps que les prestations déjà versées peuvent être réclamées rétroactivement.
C’est dès lors une véritable « machine à dettes sociales » qui s’abat sur les familles qui avaient espéré par ce statut sortir des situations « de non droits ».
Nous ne comptons plus les ménage qui doivent à la fois faire face à l’interruption de leurs couvertures sociales, ou de leurs prestations et qui découvrent des situations d’endettement administratif.
Non seulement celles-ci n’ont pas réussi à accéder à une véritable sécurité en matière de droits sociaux, mais à présent un obstacle supplémentaire se dresse devant tout projet de rétablissement de ces derniers.
Sur le même mode que les amendes multiples et variées qui s’abattent souvent quelques années plus tard, sévèrement majorées, sur des individus et des ménages, au moment où ceux-ci avaient l’impression de se sortir d’affaire , les situations d’endettement, liées à des réclamations de réversion d’allocations, enlisent encore davantage et pour longtemps des familles dans la précarité.
Nous pouvons entrevoir ici la véritable nature des effets que la morale et l’idéologie « libérale » provoquent dans les milieux les plus pauvres et plus populaires.
Si la logique libérale semble porteuse de succès et d’enrichissement pour les classes sociales les plus favorisées, celle-ci agit tout autrement en bas de l’échelle.
Il est intéressant sur un plan philosophique qu’une même logique, qu’une même idéologie ait ainsi des effets aussi contradictoires et disparates.
Ce qui fonde la liberté et la capacité des uns, produit souvent la fragilité des autres. L’instabilité, l’expérience des ruptures sont ainsi souvent vécues comme une forme de liberté et d’opportunité dans les milieux favorisés.
Il n’est pas rare qu’on rebondisse positivement, quand on en a les moyens, après un divorce, un déménagement, un licenciement ou une période de chômage.
Mais bien entendu, pour les précaires, c’est bien l’insécurité, sous toutes ses formes (économique, sociale, administrative, éducative, culturelle et psychoaffective) qui sort grandie de ces expériences de discontinuité.
A partir de tels constats, il est important de se demander quel type d’intervention sociale est à favoriser.
Devrions-nous nous contenter d’un « travail social d’accompagnement », qui se borne si souvent à tenter d’amoindrit les coups et les coûts des trajectoires de précarisation ?
Devons-nous directement, indirectement et même souvent par lassitude, ou par manque d’autres orientations, reprendre dans le cours de nos interventions elles-mêmes, les éléments idéologiques qui ont déjà produit tant de dégâts ?
Devons-nous nous faire les chantres de la mobilité, de l’autoentreprise, et de la culture obligatoire des projets de promotion personnelle ?
A l’inverse de cette attitude qui ne peut apporter à l’acteur social que découragement et résignation, une autre direction de travail social reste possible. Mais la première tâche pour parvenir à faire émerger ce nouveau modèle de Travail social, sera bien, pour les acteurs sociaux qui s’y engagent, de s’émanciper des logiques et des phraséologies libérales , en cours , en sachant les caractériser et en dénoncer les ravages.

Laurent OTT

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