Où vont les souvenirs dont nul ne se souvient ?
le 18/01/2022
Le Social en mouvement
Le Travail social ne peut être utilitariste que par erreur. Le plus souvent au cours du travail social et éducatif, ce qui marque et laisse le plus de traces dans les destins des personnes rencontrées, c’est un simple souvenir, quelque chose sui n’avait apparemment aucune valeur sociale sur le moment, et que l’on garde et emporte avec soi.
Et si le Travail social et éducatif n’était pas porteur de progrès quantifiables, du type qu’on pourrait inscrire dans des projets individuels ? De plus en plus, le Travail social se résume à des accompagnements centrés sur des objectifs simples et standardisés. Il est question de conquête (ou de préservation, selon l’âge du sujet) d’autonomie, ou bien d’acquisition de compétences, ou de sortir de telle ou telle impasse. L’objectif surdétermine dorénavant toute rencontre éducative ou sociale. On est dans une vision utilitaire ; il faut des résultats visibles, exigibles à terme. Victor E. Frankl, psychanalyste anglais d’origine autrichienne, ayant connu les camps de concentration, mettait déjà en garde les acteurs sociaux, dans les années 60, contre les ravages ce qu’il appelait l’hyper-intentionnalité. Pour lui, le professionnel du Social s’égare en s’arc-boutant sur des objectifs, sans s’intéresser au sens profond que ces derniers dissimulent. Pour lui, on se perd à rechercher la réussite des enfants ou des adultes tant qu’on n’a pas pris le temps de réfléchir au sens commun et profond de ce qu’on attend d’une réussite. L’acteur socio-éducatif , selon cet auteur , n’est pas là pour produire l’atteinte d’objectifs mais pour bien plutôt pour renforcer les raisons d’agir , de changer ou de s’en sortir. Le professionnel social pour Frankl, doit d’abord contribuer à créer des expériences qui suscitent le désir et l’énergie du changement. C’est sa fonction principale. Donner du sens au vivre ensemble, plutôt que développer la socialité ; donner des raisons de sortir de chez soi, plutôt que de favoriser la mobilité ; susciter l’envie de donner plutôt que promouvoir l’autonomie ; il ne s’agit pas de prendre l’objectif comme une fin, et encore moins comme un moyen. Car les moyens, dans le domaine de l’accompagnement social et éducatif, prennent souvent des détours. Ainsi pour devenir autonome, il faut souvent accepter et travailler sur ses dépendances. Et il arrive que, parfois, pour apprendre à recevoir ou à faire, il faut pouvoir faire l’expérience par soi-même de donner ou de protéger. La positivité, que l’on peut référer au positivisme comme idéologie, vide l’action sociale de tout contenu, de toute science et de tout ressort. Il ne restera plus dès lors qu’à suivre des protocoles pensés ailleurs. Dans les pratiques éducatives , sociales, culturelles, inspirées par la Pédagogie sociale, on se donne couramment comme objectif, non pas la réalisation de prescriptions, mais de réussir à vivre ensemble, en commun, de manière communautaire des « moments exceptionnels ». Fidèles à la pensée de J. Korczak, pédagogue polonais, nous sommes conscients que ce que nous pouvons produire de plus fort, de plus mémorable, c’est de créer en partage des « moments », des événements exceptionnels, sans programmes, qui permettent à chacun d’interroger ce que l’on croyait savoir sur la vie. Couramment, dans notre quotidien de Centre social, nous nous disons entre nous que notre travail se résume à produire des souvenirs. Les pratique sociales, éducatives, culturelles, actuelles ne produisent couramment aucun souvenir particulier. Que reste-t-il des stages, des sessions, des entretiens avec des professionnels si nous n’avons vécu à cette occasion, aucune expérience marquante ? Que reste-t-il d’un programme quand on a validé l’examen ? Que reste-t-il d’une réussite l’année d’après ? Un souvenir, comme l’écrit Woody Allen, en liminaire de son film, « Hanna et ses sœurs », qu’est-ce que c’est ? Est-ce quelque chose que nous avons perdu ? Ou bien quelque chose qu’à l’inverse, nous avons gardé contre le passé qui nous efface ? Produire des souvenirs, c’est contribuer à ce que chaque protagoniste puisse garder en lui-même l’expérience de pouvoir modifier le cours des événements, le cours de la lecture de sa vie. En Pédagogie sociale, nous ne nous fixons pas comme objectifs de développer de simples compétences, nous visons plus haut : à transformer les destins, en aidant chacun à changer son point de vue, sur la vie sociale, la famille, le Monde, et le cours de sa vie. Il découle d’une telle vision du travail social que nous ne travaillons pas directement sur les individus, mais bel et bien sur les situations, en en changeant le cours ou la valeur. Chez nous, les moindres moments du quotidien, de la vie de chaque jour, se doivent d’être réussis. Cela donne une orientation très concrète et immédiate au travail des acteurs sociaux. Ceux-ci, libérés de la fixation sur des objectifs prédéterminés, ont à présent de nouvelles tâches matérielles: réussir, un repas, une fête, une rencontre collective, un chantier. Et il y a tant à faire dans la préparation et la conduite des événements. Le travailleur social, devenu pédagogue social, travaille maintenant à être là pour apporter sécurité et soin, pour donner du sens à l’implication et à l’engagement de chacun dans une œuvre sociale et collective. Voilà un métier dans lequel on peut s’engager, s’améliorer, se perfectionner constamment. Nous apportons une attention toute particulière à la mémoire des événements que nous avons contribué à créer. Dans notre pratique, les traces sont permanentes : publications, réseaux sociaux, photos, reportages, clips, il s’agit de garder pour les autres, la mémoire de ce qui a été réussi ensemble et de garantir la durée du souvenir. Souvent, nous rencontrons des « anciens » bénéficiaires, enfants ou parents, qui savent nous rappeler un événement, une action, un projet un chantier auquel ils ont pris part. Et ils ajoutent que « c’est là », à ce « moment précis », qu’une nouvelle direction, orientation leur est apparue dans leur vie, et qui a aujourd’hui encore un impact sur leur manière de voir, ou de vivre. Les enseignants, en Pédagogie Freinet, sont souvent coutumiers de cette expérience et rencontrent couramment de tels témoignages. Nous constatons le même phénomène dans le cadre de nos pratiques sociales, éducatives et culturelles. Les jeunes travailleurs sociaux d’aujourd’hui (mais peut-être était-ce vrai aussi pour ceux d’hier ?) ne sont pas informés de cette dimension essentielle de leur tâche et de leur travail. On ne leur a rien dit de ces choses essentielles qui pourtant pourraient donner sens à leur métier. Cela pourrait pourtant les aider grandement à supporter les difficultés professionnelles et institutionnelles qui les épuisent.
Laurent OTT