Radioscopie d’une société excluante

le 20/01/2022

Le Social en mouvement

Nous vivons au sein d’une société soucieuse de lutter contre les discriminations ; nous ne comptons plus les lois, les règlements, les recommandations de bonnes pratiques. La cause est consensuelle et dépasse les institutions publiques et inonde également les communications d’entreprise. Pourtant, la réalité est toute autre : contournant les beaux discours, les obstacles, les embûches, les imbroglios s’accumulent et se renouvellement sans cesse pour empêcher, en particulier les jeunes de milieu populaire ou précaires d’accéder à une vie stable et de se projeter dans l’avenir.

Plus une société érige en cause supérieure un principe d’égalité ou de non-discrimination, plus on peut s’attendre à ce que la réalité la plus concrète, celle qui est vue et vécue depuis le terrain s’oppose à ces belles valeurs.

Du point de vue du législateur, il est toujours question d’en finir avec les problématiques sociales qui gangrènent la société.

Chaque ministre de l’Intérieur annonce régulièrement qu’il va en finir avec les trafics et le deal. Chaque ministre de l’Éducation Nationale a un plan pour mettre un terme au décrochage scolaire.

Chaque Ministre du logement pense pouvoir éradiquer les bidonvilles et le mal- logement…

Le vocabulaire est toujours guerrier ; il s’agit « d’en finir », « d’éradiquer », « de résorber », mais les résultats sont toujours édifiants.

Qui se souvient de la promesse du candidat Macron, lui-même, d’en finir avec le sans-abrisme « en un an » ?

On touche ici à l’impossibilité de réformer une société en partant du haut, en partant des principes et des lois.

C’est que la réalité est toute autre ; chaque loi s’impose, mais ne remet nullement en cause la possibilité par le bas, de rendre inopérant de mille manières, chaque nouveau droit théorique.

Le pire est évidemment atteint quand une illusion positive s’impose dans le monde politique, dans les médias et parfois aussi dans la société , que les problèmes auraient été réglés par la simple intention d’y parvenir.

Alors l’exclusion est encore plus difficile à vivre pour ceux qui la subissent, car en théorie les problèmes qui les affectent ne seraient même plus censés exister.

Illustrons comment tout cela est possible par un cas concret : le Droit au compte bancaire.

Zinora, jeune roumaine, vivant en bidonville, a 18 ans. Elle a des papiers en règle et même une domiciliation valide dans une association caritative ; ce qui est plutôt rare.

Elle a obtenu auprès d’un Centre social des alentours un service civique qui lui permettra de mettre un pied dans le champ de l’animation et de se former. En effet , Zinora, en France depuis des années n’est jamais allée à l’école et n’a ni diplôme, ni parcours de formation.

L’entrée en service civique a été pensée pour être la plus simple possible pour des jeunes en difficulté. Il est seulement nécessaire d’avoir des papiers en règle… et un compte bancaire !

On pourrait penser que l’accès à un compte bancaire pourrait être simple, quand tout le monde connait la multiplication des banques en ligne qui proposent des ouvertures de compte quasi instantanées.

Seulement, nul n’a jamais songé à réformer un socle de la règlementation bancaire, à savoir que ce sont les banques qui choisissent leurs clients et pas l’inverse. Cela peut paraître étonnant pour la plupart d’entre nous qui avons au contraire l’idée que nous sommes dans une position de choix, sur un marché concurrentiel et en diversification.

Or, ceci n’est qu’un aspect de la réalité, réservé à ceux qui sont déjà rentrés dans le système bancaire.

Zinora, munie d’une attestation de recrutement, mentionnant le revenu qu’elle allait recevoir dès son entrée en service civique, même accompagnée, se fait refouler successivement par trois établissements bancaires.

Deux sur trois n’accompagnent même pas leur refus du courrier obligatoire, prévu par la Loi, qui lui permettrait de saisir la Banque de France.

Le troisième établissement bancaire, peut être justement parce que c’est celui dans lequel le Centre social a tous ses comptes, lui ouvre un compte et lui fournit même un RIB.

Zinora qui a déjà commencé depuis plus d’un mois son service civique, par anticipation, est enfin inscrite à l’Agence des services civiques, avec ce précieux document.

Deux jours plus tard, son compte est « annulé » par la direction de l’établissement bancaire et le compte est bloqué. Elle ne pourra pas toucher ses indemnités versées sur un compte devenu fantôme.

Le motif ? La direction régionale de l’établissement bancaire, qui affiche par ailleurs des valeurs sociales et coopératives, affirme refuser les clients qui , à défaut d’une adresse géographique, ont une domiciliation postale dans un CCAS. Bien entendu, un tel motif n’a aucune assise légale, mais qu’importe ? L’impunité dans ce domaine est totale.

Zinora, trois mois après le début de son engagement, n’a toujours ni indemnité ni compte, mais elle a tout de même obtenu avec l’insistance du Centre social le précieux courrier de refus d’ouverture de compte, qui lui donne légalement droit à saisir la Banque de France pour que celle-ci désigne un établissement qui sera dans l’obligation de lui ouvrir un compte. C’est la loi.

Passons les délais et la difficulté d’obtenir un rendez-vous à l’agence de la Banque de France. Là aussi, de nouvelles exigences apparaissent pour prendre en compte la demande, comme l’ancienneté de certaines attestations, une liste de documents.

Ne nous y trompons pas : la majorité des jeunes dans la situation de Zinora ne pourraient pas effectuer de telles démarches. Mais cette dernière, toujours accompagnée par le Centre social parvient enfin à avoir un rendez-vous … à 50km de son domicile.

Il faudra bien encore une semaine supplémentaire pour obtenir le courrier de désignation de l’établissement bancaire qui sera enjoint de lui ouvrir un compte.

Ledit établissement rajoutera bien entendu ses propres résistances : on n’ouvre les comptes que sur rendez-vous et il faudra, pour Zinora, attendre plus d’une semaine pour en obtenir un.

Au final, il aura fallu plus de trois mois à Zinora pour seulement avoir un RIB que nombre de gens peuvent obtenir en 30 minutes sur Internet. Et encore , cela n’a été possible que parce que de bout en bout elle a été accompagnée par l’équipe du Centre social qui s’est engagé dans cette cause et qui s’est montrée réactive à chaque étape de ce parcours d’embûches.

Autant dire que c’est impossible pour toute autre personne dans la même situation et que le découragement généré par autant d’obstacles aboutit à ce que la plupart des jeunes qui subissent la précarité sociale, culturelle, administrative, familiale, renoncent par eux-mêmes à rebondir face à autant d’obstacles.

L’exemple de Zinora est représentatif de la fabrique des petites exclusions qui explosent actuellement tout autour de nous.

Au-delà d’un droit théorique, légal, apparemment sympathique (le « droit au compte »), il y a en réalité une multitude d’empêchements qui sont continûment produits par l’ensemble des acteurs économiques, sociaux et administratifs, à toutes les échelles.

Car en réalité, les logiques s’entrechoquent entre les mesures destinées à faciliter l’accès aux droits et les mille règlementations sécuritaires que produisent à l’infini chaque structure, chaque institution, chaque niveau hiérarchique d’une administration.

Chacun fait preuve d’imagination, en dépit de tout principe élémentaire de droit et sans crainte d’aucune conséquence ; dans tel réseau bancaire on envoie instruction aux agences qu’il ne faut pas accepter les « cartes d’identité roumaines » (au motif qu’elles ne comportent pas de signature) ; dans telle administration, on refuse de considérer les domiciliations administratives et légales ; dans de très nombreuses communes on refuse de scolariser des enfants sans documents vaccinaux, ou au motif qu’ils vivent en hôtels sociaux, ou en bidonvilles.

Quelles que soient les lois, les recommandations parfois humanistes en provenance du législateur ou du gouvernement, il reste toujours à exploiter une petite faille qui permettra de fermer une porte, de retarder une prestation, de demander des documents impossibles ou très difficiles à obtenir.

Face à une injonction légale, chaque structure, chaque administration, chaque institution a appris à gagner du temps.

Or, dans le domaine de la précarité, le temps est essentiel. Tout délai, tout refus, tout report, toute fin de non-recevoir aboutissent inévitablement à la perte de l’opportunité, à l’abandon des démarches, au découragement de toute demande.

Et finalement, l’invisibilité gagne toujours. Et cela pour une raison simple : l’impunité est totale et l’obstacle au droit, paye toujours.

  

Laurent OTT

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