«Veuillez privilégier nos services en lignes » Réflexion sur l’évolution des pratiques numériques dans l’action sociale et éducative et leurs conséquences sur les publics. Partie I

le 08/02/2022

Le Social en mouvement

La Crise du Covid est, depuis près de deux ans, l’occasion de constater l’emprise grandissante des outils numériques sur notre quotidien et notamment dans les domaines de « l’Humain » que l’on pensait épargnés, et qui entament une conversion en marche rapide. Loin d’être une simple évolution technique, cette tendance est la conséquence d’un changement progressif de paradigme dans les secteurs du social et de l’éducation, lourd de conséquences pour les publics les plus fragiles. Dans une série d’épisodes qui paraîtrons une fois par mois, nous reviendrons sur cette évolution, la philosophie qui la soutient, les conséquences pour les publics et les solutions qui s’offrent aux acteurs.

Épisode I

Du Choc de simplification à la fracture numériques

En 2013, le président Hollande annonçait la mise en place de son plan de simplification administrative, son grand « Choc de la simplification » (1) qui révélait à demi-mot l’avènement d’une politique « du tout numérique ». Le passage au numérique promettait une efficacité démultipliée des administrations, des charges moins importantes pour les entreprises, un accès plus simple et plus universel au droit. Il s’est accompagné d’une incursion en profondeur des outils numériques à l’intérieur de l’école, par le biais notamment du partenariat très contesté avec Microsoft en 2015 porté par Najat Vallaud-Belkacem (2). En 2019 le Défenseur des droits alertait sur cette transformation “à marche forcée” dans un rapport intitulé “Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics” (3) et les conséquences néfastes sur les demandeurs les plus précaires, dénonçant une approche comptable et économique masquant une déresponsabilisation des services publics.

Un an après la sortie de ce rapport, la crise du Covid venait frapper à notre porte, accélérant et mettant en exergue toute les failles et tous les effets contre-intuitifs des dispositifs numériques mis en place ces dernières années.

Services de préfectures engorgés voire complètement à l’arrêt, services sociaux en pannes ou au service minimum, le temps du confinement a laissé des marques indélébiles dans le fonctionnement de nombreuses institutions, à l’image de la sécurité sociale qui accumule depuis 2020 des retards qui paralysent les situations des usagers pendants des mois ou encore des retards et erreurs de traitements des dossiers de titre de séjour dans de nombreuses préfectures (4). Partout la précarité augmente et ces dysfonctionnements produisent des effets en cascade. Le retard dans la demande ou le renouvellement d’un titre de séjour empêche ou retarde l’accès à l’emploi, l’ouverture ou le renouvellement de droits, et au final prive les foyers les plus fragiles de ressources indispensables. En réponse à l’angoisse et à la colère des usagers le même mot d’ordre est diffusé partout :

“Veuillez privilégiez nos services en lignes.”

C’est la réponse globalisée des institutions face à la déferlante de demandes. Numérisez vous ! Entre deux musiques d’attentes au standard de la CPAM, sur le site de la CAF, les courriers du Pôle Emploi, ou encore dans les préfectures, tout le monde affiche sa préférence pour le numérique, cette solution qui relèverait du miracle technologique, faisant disparaître les files d’attentes. Tout un chacun en quelques cliques serait en mesure, à condition de savoir s’y prendre, de régler tout ses problèmes grâce aux services numérisés. Dès lors, la seul raison pour laquelle les difficultés perdurent ne peut venir que des usagers eux-mêmes, qui devenus entrepreneurs de leurs propres démarches ne seraient pas à même de percevoir les subtilités du monde virtuel et la puissance de cette révolution technologique.

Les carences du “Tout numérique”

Bien entendu au-delà de cette idéologie simpliste qui, rampant depuis une dizaine d’année, se dévoile au grand jour à la lueur de cette crise, il existe un bon nombre d’arguments à opposer à ce « théorème de l’incompétence » et en premier lieu l’engorgement manifeste des services numériques à l’image des sites des préfectures incapables de délivrer des rendez-vous pour les demandes et renouvellements de titre de séjour(5) à tel point qu’un trafic de rendez-vous se met en place (6) appuyé par des robots qui scannent les sites des préfectures pour siphonner les créneaux disponibles et les revendre, ou encore le site Candilib (7) censé simplifier l’accès à l’examen du permis de conduire en candidat libre qui souffre des même complications et des mêmes arnaques (8).

Fin 2021, le Défenseur des droits alertait de nouveau sur les conséquences de la dématérialisation dans les colonnes de Libération (9) et Henriette Steinberg, secrétaire générale du Secours Populaire, faisait le tour des médias pour alerter les pouvoir publics sur les conséquences désastreuses de la numérisation pendant la crise(10).

Ces exemples nous permettent de comprendre les carences « externes » de cette politique du tout numérique. Ce sont des carences en lien avec les modalités de mise en place de ces outils. Des failles que l’on n’avait pas prévues, des limites de connexion en décalage avec la réalité des besoins, des pannes informatiques dans les moments cruciaux ou encore des piratages(11) etc… Mais il existe des carences « internes », incompatibilités de nature entre l’action sociale, éducative, médico-sociale et la numérisation des pratiques. Lorsque l’on regarde au plus près des difficultés des familles en grande précarité, on constate que l’intrication des difficultés est telle qu’aucun algorithme ou formulaire ne peut dénouer à lui tout seul les situations complexes dans lesquelles les personnes sont plongées. En dehors de la simple méconnaissance des outils numériques ou de l’absence de matériel adéquat, ou même des problématiques d’illettrisme, le sens de l’action sociale n’est pas de distribuer des droits de la manière la plus efficace mais bien d’agir sur des situations complexes et sensibles afin d’opérer une transformation en profondeur.

Cette transformation nécessite des acteurs formés, compétents, et volontaires, au plus près des publics concernés pour comprendre et agir sur les problématiques, et faire évoluer les dispositifs d’accompagnement. On comprend alors que le problème de la numérisation n’est pas la fracture numérique mais bien l’idée de transformer des institutions faites de professionnels formés en corps de métier en des fermes de serveurs et des répondeurs téléphoniques.

Abdelnasser Pochet

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