L’obsession victimaire des acteurs éducatifs et sociaux
le 15/02/2022
Le Social en mouvement
Le scénario est bien connu et se répète de plus en plus dans les grandes agglomérations et les quartiers populaires. C’est un collège en milieu urbain, qui accueille un public mixte : logements résidentiels, anciennement plutôt recherchés, qui passent progressivement à la location et à la sous-location.
Le collège fait face à un public de jeunes qu’il n’était pas habitué à gérer : des adolescents en difficulté qui adoptent des comportements de jeunes de Cité.
Mais l’illusion est tenace ; l’équipe enseignante semble encore habitée par la nostalgie d’une époque plus glorieuse de ce collège qui faisait justement exception sur son territoire, face à d’autres établissements en zone difficile. On continue à croire que les problèmes de vie au quotidien, que le sentiment de ne pouvoir rien faire avec des élèves « difficiles », tout cela ne provient de rien d’autre que de comportements individuels d’enfants ou parentaux, à réprimer. Les problèmes sociaux semblent se résumer à ceux qui les manifestent.
Certains professeurs ne sont pas loin de penser qu’il suffirait ainsi de « renvoyer » un certain nombre d’élèves difficiles pour que tout à coup, le climat scolaire revienne au beau fixe et qu’on pourrait enseigner « comme avant », ou à tout le moins, comme ils le rêveraient.
Ainsi les enseignants continuent-ils d’ignorer les conditions de vie réelles des jeunes qu’ils ont en face d’eux. Certains considèrent qu’il ne s’agit pas de leur travail ; tandis que d’autres transforment cette indifférence en vertu républicaine : une sorte « d’indifférence aux différences » qui aurait le mérite de donner la même chance à tout le monde.
Seulement, de cette manière, chaque enseignant vit solitairement, face à la même classe, face aux mêmes jeunes, des difficultés qui alimentent insatisfaction et souffrance. Cette posture de détachement, d’indifférence les empêche par exemple de se rendre compte que, sans aucun hasard, ce sont généralement les jeunes qui vivent en hôtel social (et qui sont nombreux sur ce territoire et dans ce collège), sur qui pleuvent sanctions, punitions, conseils de discipline et renvois temporaires ou définitifs.
L’administration et la direction du collège, seule instance à même de prendre conscience du phénomène et de ses causalités se refuse bien évidemment à faire reconnaître ce manque. La Principale du collège affirme ainsi aux travailleurs sociaux et partenaires éducatifs extérieurs au collège que « les profs savent » ; entendez qu’ils n’ont besoin de savoir rien d’autre que ce qu’ils croient. De fait, il est impossible pour les acteurs sociaux de les rencontrer, ne serait-ce que pour échanger avec eux la connaissance qu’ils ont de ces jeunes, ce qui seul pourrait permettre à la situation d’évoluer.
Arrive alors une nouvelle direction au collège ; celle-ci , un peu plus ouverte, entrouvre la porte aux parents d’élèves et aux partenaires extérieurs et se montre plus réticente à continuer la routine des sanctions, exclusions, qui constituent le quotidien de cet établissement.
Il n’en fallait pas plus. A la suite d’une rencontre avec un parent d’un élève en difficulté, le ton monte, la colère explose. Le prof hurle au parent en colère que c’est comme ça qu’on « en arrive à l’assassinat de Samuel Patty ».
Dès le lendemain, un front se crée parmi les profs pour dénoncer l’absence de réaction ferme, à leurs yeux, de leur direction, face à cet événement. Ils voulaient une réaction, une sanction exemplaire.
Les profs débrayent et à deux semaines des congés de Noël, en cette période COVID, où leurs élèves ont déjà éprouvé à maintes reprises les ruptures scolaires, ils renvoient les enfants. Une sorte de punition collective dont l’enseignement français a le secret.
Bien entendu le climat scolaire, suite à cet incident, se trouvera encore plus détérioré. Le message envoyé aux élèves est une fois de plus catastrophique : les élèves ne méritent pas leurs profs et ces derniers considèrent comme une dégradation de leur propre image d’avoir à s’occuper d’eux.
Le fossé entre éducateurs et jeunes s’en trouvera encore plus élargi ; et les parents qui en ont encore la possibilité ou les moyens chercheront pour leurs enfants un meilleur établissement, certains que l’incident pour eux a valeur de signal qu’ils doivent retirer leurs enfants tant du collège que du quartier.
Certes, l’exemple ci-dessus ne provient pas d’une institution sociale, éducative ou sanitaire ; et on pourrait se féliciter que les acteurs socioéducatifs seraient mieux formés et ne réagiraient pas de la même manière qu’une équipe enseignante de banlieue.
En est-on si sûr ? Bon an mal an, ce qui se passe dans ce collège repose sur les mêmes tendances et les mêmes logiques qui affectent les rapports entre toutes les institutions sociales et éducatives, vis-à-vis de « leur public ».
On y retrouve tous les thèmes qui alimentent les sentiments de dégradation des conditions de travail. Listons les : Un grand manque de reconnaissance, une recherche éperdue de légitimité, d’autorité qui semble faire défaut ; l’attente enfin de mesures énergiques et sécuritaires, censées rétablir l’équilibre ; la colère enfin quand ces mesures n’arrivent pas ou n’ont pas les effets escomptés.
De plus en plus de travailleurs et professionnels sociaux, en particulier les plus jeunes à entrer dans la profession, se réfugient dans des positions craintives et défensives face à un public de plus en plus tenu à l’écart et à distance, par le biais de mesures sécuritaires, à la fois sanitaires et « policières ».
Difficile alors de parvenir à comprendre que le réel travail social et éducatif commence justement quand il y a des problèmes et des difficultés, et de prendre la distance nécessaire pour sortir des logiques réactionnelles et des passages à l’acte (comme le renvoi et la sanction).
La peur empêche de travailler et surtout de sortir de la réactivité. Un acteur social qui a peur, et ce, quel que soit son statut, ne peut plus agir mais seulement ré-agir, quand il légitime tout ce qu’il fait comme étant la réponse ou la réaction à un mauvais comportement de celui qui est en face de lui. Le « fameux action/réaction », est en fait un poison, qui ne permet aucun véritable travail social ou éducatif.
En éducation, la seule manière de sortir d’une situation difficile, c’est justement quand on dépasse la réaction et qu’on met en question ce que l’on fait, et ce que l’on pourrait faire d’autre (ou autrement).
Au-delà, la situation décrite plus haut, si on l’analyse, contient bien tous les éléments qui montrent l’enlisement et la difficulté de nombreuses institutions.
On y retrouve en effet à sa base, la méconnaissance de la réalité des situations de vie des publics et des bénéficiaires ; on y retrouve cette tendance à la dé-contextualisation des situations, qui empêche toute réflexion. On y retrouve enfin, ce « catastrophisme ambiant », ce « sauve qui peut », qui nuit à l’établissement de toute relation de confiance avec les usagers.
A qui profite la peur ? A qui profite la situation, au final ? Sinon à désolidariser les acteurs sociaux et éducatifs vis-à-vis des publics vers lesquels ils se portent ?
Laurent OTT