Nos guerres

le 08/03/2022

Le Social en mouvement

La guerre qui éclate et qui nous occupe, ne peut qu’entrer en résonance avec d’autres guerres en cours, juste devant nous, à nos pieds. Il n’y a pas une guerre à nos portes, mais des guerres toute l’année. Celles dont il est question ici sont sociales.

On pense mal la guerre au singulier ; on s’enlise dans des concepts qui risquent de nous paraître abstraits.

Par contre, si nous évoquons nos guerres, alors l’esprit s’ouvre. Notre expérience est sollicitée, ainsi que notre sens de l’observation.

La guerre qui éclate réellement masque sous le coup de l’émotion, mais révèle aussi d’autres guerres qui, en quelques années ont envahi notre quotidien.

Guerre économique

Il se livre aujourd’hui au sein de notre société une guerre économique efficace avec ses blessés, ses réfugiés et ses morts. C’est la guerre du froid, de la rue, du mal-logement, de la malnutrition, de la mauvaise santé. C’est une guerre d’usure qui ronge les corps, durcit les visages, isole ses victimes.

C’est une guerre silencieuse et surtout invisible que l’on ne peut entrevoir que par moments et par bribes, à l’occasion des distributions alimentaires, ou parce que nos locaux débordent de ses réfugiés, petits et grands.

Guerre éducative

Accéléré par la crise COVID, une autre guerre éducative celle-là, s’abat sur nos jeunes et nos enfants. C’est celle du décrochage scolaire dans la tête et dans les cœurs. C’est là aussi une guerre bien réelle avec ses batailles : quelle énergie faut-il pour réussir une scolarisation, une orientation ? De quelles ressources faut-il disposer en temps, équipement, savoir-faire, disponibilité pour simplement suivre la scolarité d’un enfant ou d’un collégien ? Qui en a véritablement les moyens? C’est une guerre des nerfs qui use les parents quand ils occupent encore le terrain, et qui les pousse finalement eux-aussi à la désertion.

Cette guerre éducative sépare chaque mois davantage deux camps. Ceux qui « tiennent », ceux qui suivent… et pour eux, les applications s’allument, les équipements éducatifs et périscolaires s’ouvrent. Ils disposent à leur portée, chaque jour, de nouvelles ressources. L’éducation s’enrichit de pouvoirs nouveaux. La technologie, le distanciel démultiplient leur efficacité et leurs chances de réussite.

Et puis il y a les autres ; combien sont-ils ? Innombrables à proprement parler puisque l’on ne s’est donné aucun moyen efficace de les compter. Et pour ce deuxième camp, tout s’inverse : les mêmes dispositifs qui propulsent les enfants et jeunes du premier camp, se transforment en autant d’obstacles et de pièges pour le second.

Pour ce camp des oubliés du système éducatif au sens large, toutes les portes se ferment. De moins en moins de jeunes de milieu populaire peuvent accéder à des loisirs, des activités périéducatives, dont on sait qu’elles pèsent pour finir plus dans la sélection scolaire que les notes et les bilans.

Les victimes de cette guerre éducative, nous les rencontrons dans les rues, dans les pieds d’immeubles, dans les squats, les bidonvilles et les hôtels sociaux. Ils sont invisibles depuis les guichets des structures fermées dont l’attention est monopolisée par les groupes qui les fréquentent déjà.

Guerre culturelle

Nous sommes habitués à identifier les problèmes culturels, sous la forme de difficultés d’accès, que s’efforcent par moments d’amoindrir des mesures de promotion ou de réparation.

Pour autant, l’inaccès aux équipements culturels est bien loin de se résumer à une question de distance ; c’est une question de contenu.

Qui a le pouvoir aujourd’hui de produire de la culture, de créer, de valoriser ce qu’il fait ?

La culture officielle, en vogue écrase de fait ceux qui peuvent estimer à juste titre que cette culture n’est pas faite pour eux, mais justement contre eux. En Pédagogie sociale, nous savons qu’il n’y a nul intérêt à aller au musée, à la médiathèque, à l’opéra ou au théâtre, tant que l’on n’a pas d’abord fait découvrir à chaque enfant ses potentiels de création.

Il faut que l’accès à la culture ait un sens concret dans la vie des enfants du peuple. Il y faut un projet, social et politique d’acquisition, comme on doit souvent s’emparer d’une langue qui n’est pas celle de son pays, pour s’exprimer.

Or, la guerre culturelle en cours a eu pour effet de se nourrir de toutes les mutations liées aux sécuritarismes policiers et sanitaires pour ériger de nouvelles défenses, de nouveaux remparts contre ceux que l’on ne souhaite plus voir.

Guerre sanitaire

De toutes les guerres qui rongent notre tissu social, la guerre sanitaire est la plus terrible et la plus cachée. Les écarts d’espérance de vie entre les groupes sociaux augmentent, comme augmente également la mortalité infantile dans notre pays. Ce sont des signes qui ne trompent pas.

Comme on voit facilement qui sont les victimes prioritaires de l’impossibilité à obtenir un rendez-vous médical, des soins dentaires, …. ou à pouvoir accéder à un spécialiste.

La Santé recule pour les enfants du peuple et ça se lit sur leurs corps, sur leur tonus, sur leur disponibilité intellectuelle ou sociale.

Plus encore que somatique, cette nouvelle guerre sanitaire attaque le moral et la santé psychique de très nombreux jeunes précaires : isolement, sédentarisation, errance, dépression… Ce sont des mots qui leur parlent dorénavant à tous, tant eux-mêmes ou leurs proches en sont affectés.

Guerre morale

Dans une guerre, il faut des armes. Et pour la guerre sociale qui déferle sur nous la première arme est morale.

Il faut une doctrine, il faut des théories pour guider les actions des intervenants sociaux, des combattants de première ligne, que sont les professionnels et les volontaires.

Il fut un temps où des idéologies précises pouvaient inspirer et assurer l’action des intervenants sociaux. Il n’en reste presque plus rien, sauf l’injonction faite à chacun d’être l’inventeur de ses propres choix et qui aboutit à la peur d’agir et à l’impuissance.

Il faut pour aujourd’hui de nouvelles doctrines, de nouvelles théories, des sources d’inspiration ; et elles sont rares.

L’anthropologie du don, le convivialisme, le travail social communautaire, la Pédagogie sociale proposent une pédagogie radicale de changement dans la manière de faire du Social.

Un travail social, à la hauteur des guerres en cours. Et surtout des doctrines adaptées au temps des chaos et des catastrophes, et qui résistent à l’effarement de l’actualité.

Ce n’est pas le courage qui fait défaut. On peut supporter d’affronter des réalités dures pourvu qu’on garde le sens de ce que l’on fait. C’est l’essentiel pour agir.

Laurent Ott

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