Notre vie et les institutions
le 10/03/2022
Le Social en mouvement
La vie humaine se déroule au sein d’institutions. Celles sont intrinsèquement liées à notre véritable nature. Pour autant, la relation aux institutions, et particulièrement vis à vis des institutions sociales, éducatives, sanitaires et culturelles, est en cours de mutation. Quels sont ces bouleversements ? Et surtout qu’est ce que cela implique pour les acteurs sociaux?
Il fut un temps où notre vie coïncidait avec des institutions. Chacun naissait le plus souvent dans un hôpital, certains allaient à la crèche, nous allions tous à l’école ; nous travaillions tous dans des entreprises et beaucoup finissaient leur vie dans des maisons de retraite.
Il y avait des institutions pour tout et pour toutes les situations. Les enfants différents, qui ne s’adaptaient pas à l’école allaient eux aussi dans des institutions qui correspondaient à la perception sociale, médicale, de leurs difficultés.
Le plus remarquable était cette impression d’évidence qui était partagée dans tous les milieux. L’institution allait de soi, comme il allait de soi qu’il fallait une institution pour tout : les bureaux de poste ne manquaient pas, même dans les petits villages.
Une importante partie des missions dévolue aujourd’hui au secteur marchand était organisée comme une institution : il en était ainsi du téléphone, de l’électricité, etc. De sorte que l’expérience de vivre un environnement essentiellement institutionnel correspondait à une réalité commune et socialement partagée.
Progressivement , à partir des années 80, avec une accélération depuis les années 2000, nous avons vécu une disjonction entre l’expérience de vie de la plupart des gens avec les institutions.
Certes il est sans doute toujours vrai que l’être humain a ceci de particulier dans le monde animal de vivre au sein d’un environnement qu’il a lui même aménagé et que son cadre de vie n’est pas tant la nature qu’un ensemble d’institutions. C’est ce qui fonde la Sociologie comme science éminemment humaine, depuis sa définition par Auguste Comte .
Mais ce fait intemporel ne doit pas masquer la perpétuelle évolution que nous tous, entretenons avec les institutions au fil du temps. Et de ce point de vue, nous vivons une période d’évolution majeure.
Nous pouvons parler de crise quand , dans une même période subsistent des représentations, des croyances, des comportements , attachés à un ordre, une organisation ancienne, en décalage avec une réalité, une actualité qui ne correspondent plus du tout à ces mêmes représentations.
C’est ce genre de crise que nous pouvons observer au sein du secteur social, éducatif, culturel, médical. Une bonne partie de la population, et même des acteurs professionnels qui oeuvrent dans ce secteur conservent ou ont conservé des représentations, des images fortes , concernant ce que devraient être les institutions, dans un décalage de plus en plus criant avec la manière dont celles ci opèrent, avec la place de plus en plus problématique et précaire que celles ci occupent dans nos existences et les relations de moins en moins paisibles que nous entretenons avec elles.
Si jusque dans les années 80, la relation aux institutions (et au passage vis à vis de leurs acteurs) était marquée par un sentiment d’évidence, de légitimité, de normalité , voire de confiance , force est de remarquer que la relation de la majorité de nos contemporains avec les institutions est devenue de nos jours beaucoup plus problématique, et souvent polémique.
La relation aux institutions est dorénavant marquée par un certain nombre de sentiments et d’émotions qui surdéterminent l’expérience que nous avons d’elles et ce que nous en retenons.
La peur d’abord teinte les relations que nombre d’entre nous entretiennent dorénavant avec l’Ecole, l’Hôpital, la Police, … Peur de ne pas être pris en charge, peur de ne pas être écouté, d’être mal orienté, ou simplement maltraité.
Le soupçon gagne logiquement et également de plus en plus de terrain. Nous n’avons plus confiance dans la bonne volonté des institutions à nous prendre en compte. Nous n’avons plus confiance dans leur jugement, dans les prescriptions, dans les orientations, dans les conseils qu’on nous donne ou dans les démarches où on nous lance.
Cette disjonction majeure dans la relation aux institutions rentre alors en conflit avec les croyances, parfois nécessaires que les acteurs de ces mêmes institutions entretiennent vis à vis de la légitimité de leur travail. Les acteurs institutionnels rêvent ainsi avec nostalgie du temps béni où les membres de leur profession faisaient autorité ; période , paraît-il où ils étaient respectés, ou valorisés.
Face à une telle situation la tendance actuelle des pouvoirs publics, est toujours de tenter de renforcer la légitimité de ce qui n’en a plus, de soutenir l’autorité qui a été perdue , de réaffirmer une centralité fantômatique.
De là viennent les mots d’ordre politique qui tous usent et abusent des verbes en « ré » ou « re » : réaffirmer l’autorité, refonder la confiance, rétablir l’ordre, recréer, restaurer, revenir, etc.
Ces politiques en « ré » peuvent justement être qualifiées de « ré »-actionnaires. Or le désavantage de la réaction, par rapport à l’action est qu’on n’a, par rapport à la réalité, toujours « un coup de retard ».
Plus difficile est d’imaginer de nouvelles formes et de nouveaux modes d’action publique, sociale, éducative, sanitaire et culturelle, qui ne seraient plus attachées aux représentations anciennes et hors d’usage , des institutions.
La plupart du temps, les acteurs institutionnels, les représentants des pouvoirs publics peuvent être d’accord sur ce constat. Mais quand il s’agit d’agir, c’est comme si il y avait un grand vide et généralement on se borne à reproduire des réformes, des règlementations qui n’agissent pas réellement sur les problèmes , voire les aggravent.
Une entreprise éperdue épuise toute l’imagination politique, comme les ressources disponibles, qui vise à s’attaquer directement aux représentations négatives vis à vis des institutions. On vilipende publiquement, médiatiquement, des individus , des groupes qui s’en prennent à ces mêmes institutions, en espérant ainsi créer une émotion populaire qui rétablirait une adhésion recherchée vis à vis de celles ci.
Une telle entreprise est vouée à l’échec quand c’est dans la réalité , dans le quotidien même de la relation des individus, des familles vis à vis des institutions, que la fracture augmente.
Il ne sert en effet à rien de s’en prendre à des représentations sans modifier l’expérience concrète que les gens vivent.
Il est toujours périlleux de tenter d’illustrer un phénomène à grande échelle par des cas particuliers , mais c’est également la seule chance de comprendre comment ça se passe dans la réalité.
Prenons donc une situation somme toute courante, que nous connaissons actuellement, au Centre social, Intermèdes-Robinson. Sarah , jeune Rrom d’origine roumaine a longtemps vécu en bidonville , avec sa famille très nombreuse (10 enfants). Son quotidien est marqué par la précarité qu’elle a connu dans ses conditions d’existence. De fait, elle n’a été que peu ou très irrégulièrement scolarisée, bien qu’elle soit en France depuis son plus jeune âge. Relogée avec sa famille das un hôtel social, on pouvait raisonnablement désirer pour elle , un nouveau départ à l’Ecole.
L’inscription scolaire dans l’établissement scolaire, proche de son hôtel, a été marquée comme toujours par de nombreux freins et difficultés administratives. Cette fois, accompagnée par les pédagogues sociaux du Centre social, ces freins ont pu être progressivement levés et ont évité l’abandon de la famille et de l’enfant vis à vis de la demande d’Ecole.
Sarah a donc été accueillie au final dans une école élémentaire ; mais elle l’a été dans un climat relativement polémique. Dès le départ, la direction de l’Ecole, voire les enseignants concernés ont témoigné doute et soupçon sur la sincérité de la famille du désir de voir leur enfant aller à l’Ecole.
Et en effet, quelques mois après la rentrée scolaire, Sarah a montré un absentéisme assez chronique. Celui – ci a entraîné une réaction courroucée de la part de l’équipe éducative, dirigée non pas tant contre la famille, insaisissable depuis l’établissement, mais bien contre les pédagogues sociales qui avaient tant fait et tant insisté pour cette inscription.
Coups de téléphone agacés, « convocations » à des réunions destinées à mettre ces professionnelles face à ce qui est présenté comm l’échec de leur démarche ; tout est fait pour tenter de transférer le découragement de l’Ecole, vers les acteurs réellement au contact avec la famille et l’enfant (et qui eux, ne l’ont pas perdu).
« A quoi ça a servi tout ça ? » ; « Vous voyez maintenant ? » ; « On avait bien raison de dire que ça ne servait à rien », … etc… Les propos, les accusations s’enchaînent et vont toutes dans une seule direction : « Vous ne servez à rien ».
Vous ne servez à rien puisque votre fonction était d’amener les enfants à une institution et de faire en sorte qu’ils y restent. Dans l’imaginaire des enseignants, l’Ecole est bonne et donc par conséquent, ce ne peut être que par mauvaise grâce, mauvaise volonté , voire pour des motivations répréhensibles, que des enfants et des familles peuvent réclamer la scolarisation et que l’assiduité ne suit pas.
Dans cette situation tous les éléments sont réunis pour un dialogue de sourd. Chaque acteur social semble motivé par le désir de transférer la peur de l’échec, la culpabilité, l’insatisfaction face à une réalité qui ne cadre pas avec ce qu’on voudrait… à un autre.
De cette manière , on peut continuer à conserver ses illusions sur la qualité intrinsèque de l’institution qu’on représente, sans avoir à mettre en cause les modes d’accueil, de fonctionnement et de relation qui la caractérisent.
Or la réelle compréhension de cette situation nécessite un « pas de côté », de « sortir du cadre ». Le problème vient qu’on épuise le projet éducatif, social, humain qu’on porte sur cette jeune fille, par un simple mot : « l’Ecole ». L’institution répond et épuise toute la dimension du projet éducatif qu’on peut porter sur un enfant.
Or, sarah sait parfaitement que sa relation personnelle à l’école ne peut pas être de la même nature que celle de la plupart de ses camarades. Elle, elle a appris à grapiller. Chaque jour de classe a été pour elle l’occasion d’apprendre beaucoup de choses. Elle ne s’est jamais représentée l’Ecole comme un long parcours devant elle qui la mènerait au Bac (dont elle n’a jamais entendu parler) ou vers des études supérieures.
Elle vit l’Ecole comme elle a appris à vivre, au jour le jour et elle l’aime ainsi. Nous qui sommes proches d’elle, comme de sa famille, nous voyons et comprenons ce contexte .
Pour nous, le projet éducatif, social et humain que nous portons sur elle n’a jamais pu, ne peut pas et ne pourra jamais se limiter à son intégration dans quelque institution que ce soit.
Nous savons au contraire que nous devons désirer, rêver pour cette enfant, des expériences qui peuvent s’inscrire dans sa réalité. Ainsi elle participe à notre troupe d’enfants chanteurs et danseurs. A ce titre, elle bénéficie de formation , de cours, et elle vit une expérience collective et communautaire à travers la vie de troupe : répétitions résidences, spectacles, voyages (tournées). Ce sont des expériences essentielles dont elle retire et dont elle retirera des ressources personnelles qui l’aideront à faire face à sa réalité actuelle et à ce qui l’attend.
Bien sûr, les difficultés sont nombreuses, même si nous devons, presque au « corps à corps » disputer pour elle au quotidien sa liberté de participer à cette aventure, notamment vis à vis de ses parents, mais aussi en intervenant dans la réalité familiale pour rendre tout cela possible. Pour pouvoir travailler avec l’enfant, nous devons aider et soutenir la famille, nous devons veiller avec nos partenaires à éviter des fins de prise en charge en hôtel social, ou un éloignement, etc.
De ce fait, nous ne pouvons pas partager le constat d’échec , ou même le découragement qui marque l’équipe éducative de l’Ecole. Et de ce fait, nous ne baisserons pas les bras, ou ne nous épuiserons pas dans des injonctions infructueuses.
Ce que l’exemple de Sarah peut nous montrer , c’est l’importance de disjoindre les objectifs éducatifs, des institutions qui revendiquent un monopole de légitimité, comme l’Ecole ou sur un autre plan, l’Aide sociale à l’enfance.
Si notre objectif ne peut être évalué que par des parcours institutionnels, l’échec de ceux ci nous égarera toujours . S’agira t il en effet de notre échec , de celui de l’enfant et sa famille… ou celui de l’institution elle même ?
Si au contraire, nous détachons nos objectifs des institutions, si nous nous mettons en mesure de suivre les bénéficiaires, dans leur réalité elle -même, nous aurons alors une chance de découvrir de nouvelles voies et de nouveaux possibles pour transformer des destins.
Laurent OTT