Refonder les qualifications professionnelles du Social
le 22/02/2022
Le Social en mouvement
Les secteurs du social, de la culture et de l’éducation ont connu depuis quarante ans un mouvement complexe marqué à la fois par la spécialisation des fonctions et des métiers et la fragmentation des formations et des missions. Loin d’avoir renforcé la capacité d’agir et d’innover d’un secteur qui apparait de plus en plus en crise, ce phénomène peut nous amener à réfléchir sur les bases mêmes de l’intervention socio-éducative et sur la capacité des acteurs eux-mêmes à qualifier et à donner du sens à leur travail.
Il est bien difficile d’avoir une idée un peu contextualisée de la situation du secteur social en ce qui concerne les pratiques et les qualifications professionnelles.
Nous rencontrons sur le terrain un peu tout et son contraire. Dans le secteur médico-socioéducatif, on découvre des tendances paradoxales.
S’il est vrai que le travail social et éducatif s’est professionnalisé sur la fin du XXe siècle (tendance toujours en cours), on n’a jamais également vu, sur le marché du travail social, autant de difficultés à recruter et surtout à retenir des professionnels qualifiés.
On ne compte plus les institutions et structures du secteur qui bricolent au jour le jour avec des « faisant fonction ». De même, on assiste à une forme de sous-traitance de nombreux pans de l’activité autrefois dévolus à ces mêmes professionnels. Actuellement, de nombreux internats font appel à des services de sécurité, à de la restauration externalisée, etc.
Sur le plan de la formation des professionnels, on assiste également à des phénomènes complexes. De nombreuses formations se sont ajoutées aux filières les plus anciennes, dites « canoniques ». Chaque université propose ses propres diplômes de cadres, de coordinateurs, ou de techniciens, que ce soit dans les domaines sociaux, éducatifs et culturels.
Et pour autant, il n’en ressort aucun enrichissement ou rénovation des pratiques et des projets. Au contraire de cette diversification, on assiste à une forme de standardisation des structures, des dispositifs et même à une forme de « prolétarisation » des possibilités d’agir de ces nouveaux professionnels.
Ces derniers n’ont jamais eu si peu de possibilité d’expérimenter, d’innover ou d’entreprendre. Il semble que les professionnels du champ social soient sous tutelle, qu’ils ont en quelque sorte perdu la science et l’ingénierie de leur propre fonction, désormais pensée ailleurs, ou sous le contrôle direct d’élus ou des politiques en cours.
La multiplication des formations, des postes, des statuts, des types de contrats, des missions n’a pas contribué à produire de véritables dynamiques d’équipe. Chacun, aujourd’hui, se sent enfermé de manière plus individuelle et plus solitaire dans son poste de travail. Chaque salarié, chaque volontaire, chaque stagiaire se sent de plus étranger au sens général de l’action à laquelle il contribue.
Celle-ci est de moins en moins son affaire. Il n’a plus ni l’ambition ni l’illusion de contribuer au sens général de l’activité à laquelle il contribue.
On n’a jamais eu autant besoin à la fois de simplification et d’ambition. Simplification, car il convient que les acteurs sociaux puissent faire concrètement l’expérience qu’ils contribuent à une œuvre collective, et ce quel que soit leur niveau, leur statut, leur bagage et leur itinéraire.
Ambition, car il faut lutter contre la dévalorisation du sens de son propre travail ; lutter contre le découragement produit par le sentiment d’impuissance vis-à-vis de l’effet ou de l’importance de son action. Chacun a besoin de pouvoir être fier de ce qu’il fait, d’y trouver un sens à la fois dans sa vie quotidienne et à plus grande échelle.
Un certain nombre de structures qui se revendiquent du champ de la Pédagogie sociale ont ainsi défini et mis en place une nouvelle appellation de la fonction éducative, sociale et d’animation. Les équipes qui travaillent dans ces lieux sont désormais réunies, sous l’appellation généraliste de « pédagogues sociaux ».
Ni marque déposée, ni qualification normée, l’appellation de « Pédagogue social », permet de rassembler dans un même collectif professionnel à la fois des jeunes en service civique, des volontaires, des bénévoles, et des travailleurs sociaux diplômés. Ces derniers ne sont plus ni définis par leur statut, ou par leur poste, mais plutôt par ce qu’ils font concrètement ensemble, au quotidien, comme au long terme.
Certes il peut être déroutant pour un professionnel d’avoir à se confronter qu’il réalise à peu près les mêmes tâches et les mêmes missions qu’une jeune fille Rom, vivant en bidonville. Mais une fois passé le temps de ce trouble, ce même professionnel peut être à même de se poser des questions importantes qui portent non sur lui-même, la reconnaissance a priori qu’il pourrait exiger, mais sur l’intérêt concret du travail qu’il réalise avec les autres. Être et devenir Pédagogue social, constitue à la fois une ouverture vers une aventure professionnelle qui n’est pas bornée par ce que l’on réalise ou ce que l’on sait aujourd’hui, mais c’est aussi une possibilité de se sentir plus libre et mieux armé face à des missions qu’il convient à la fois d’exécuter et de sans cesse réinventer.
Ainsi, deux jeunes femmes, pédagogues sociales, recrutées grâce à des crédits obtenus au titre de « la médiation scolaire » peuvent échapper au découragement provoqué par les difficultés, voire les absurdités qu’elles rencontrent chaque jour dans le déroulement de cette mission. En effet, à peine ont-elles inscrit des enfants vivant en bidonville ou en squat, à l’école ou au collège ; en effet, quand elles ont enfin vaincu les difficultés et les obstacles, mis en place par les collectivités ou les institutions pour retarder ou rendre difficiles ces inscriptions ; quand elles ont convaincu à la fois les parents et les jeunes de la nécessité et de la possibilité de ces scolarisations, il arrive souvent qu’une expulsion réduise à néant tous ces efforts et toute cette énergie. Or, si ces deux jeunes professionnelles réduisaient le sens de leur tâche à un tel résultat, il est plus que probable que le découragement, voire la résignation l’emporteraient.
Pour pouvoir tenir en tant que professionnel face à une réalité complexe et des courants et influences contraires, on a besoin d’être en mesure de trouver du sens autant à ses réussites, qu’à ses échecs. Et pour cela , il faut avoir une vision large du travail que l’on réalise qui va bien au-delà du succès ou de la faillite de telle action ou entreprise.
Chacun a besoin de pouvoir croire dans le travail qu’il réalise et pour cela , il y faut de l’autonomie pour pouvoir définir soi-même le sens de ce que l’on produit , de son intérêt, collectivement.
Pour revenir à nos deux jeunes médiatrices scolaires, il est heureux que ces dernières ne considèrent pas leur travail dans les limites de leur titre. La médiation en effet ne suffit pas aujourd’hui, car les écarts, les inaccès au droit résistent au simple accompagnement. De même, il est heureux de ne pas réduire l’éducation à la scolarité dans un contexte où les écoles et les institutions scolaires se barricadent, s’enferment, relèguent ou excluent de plus en plus facilement les enfants les plus précaires et les plus en difficulté.
En réalité, c’est une chance que grâce à la Pédagogie sociale, ces deux « médiatrices scolaires » soient en mesure de réinterpréter leur tâche et leur mission comme de la «facilitation éducative », c’est-à-dire comme une pratique qui ,à travers les ateliers socioéducatifs qu’elles mettent directement et inconditionnellement en œuvre, apporte un bénéfice direct aux enfants auxquels elles s’adressent.
L’identité professionnelle du pédagogue social, par son indépendance vis-à-vis des fonctions et des statuts, permet aujourd’hui d’échapper à deux limitations qui épuisent tant d’acteurs. La première ouverture, c’est l’accès. Chacun peut travailler comme pédagogue social, à partir du moment où il s’adosse aux invariants et aux caractéristiques de cette pratique et qu’il contribue au collectif qui la met en œuvre. La seconde ouverture est qu’il n’y a pas de limite, ni d’issue.
Un pédagogue social peut réussir à mettre en œuvre des pratiques qui mettent en échec les acteurs les plus professionnalisés. Il est témoin et conscient des situations, des dynamiques et des réalités sociales avec lesquelles il travaille ; il les connaît d’autant mieux qu’il les connaît globalement, parce que sa vision n’est pas limitée à celle de son poste ou de son service.
Laurent Ott