Le droit d’échanger, le devoir de changer
Aux Espaces socio Educatifs Bricabracs, la question du respect des enfants en tant qu’êtres à part entière est un élément d’éthique primordiale qui s’inspire pour partie de l’œuvre de Janusz Korczak et de la déclaration universelle des droits de l’enfant.
Nous ne reconnaissons pas cependant d’égalité entre l’enfant et l’adulte éducateur comme le faisait Korczak. Au contraire nous réclamons plus de responsabilité du coté de l’éducateur qui doit se positionner, se situer pour l’enfant parfois contre ses parents, et prendre ses responsabilités pour protéger mais aussi bousculer, pousser l’enfant, vers l’individu qu’il ne veut pas voir, ne sait pas encore voir, ne parvient pas encore à voir. L’accompagner pour se grandir. Cela peut aussi se poser comme chemin pour nous-même adultes, toute une vie.
Nous rejoignons alors Korczak dans son refus du laisser-faire, son exigence éthique auprès des enfants dans le respect des droits et des devoirs qui leur incombent au sein de l’organisation de la petite république Bricabracs.
Nous le rejoignons aussi dans la nécessité pour les éducateurs de s’impliquer à égalité dans les devoirs et droits établis pour les enfants (laver nos tasses de cafés, ranger nos affaires, lever la main pour parler dans certaines assemblées). Nous conférons néanmoins aux éducateurs des devoirs supplémentaires d’attention et d’intention à la qualité de vie des individus et du collectifs, à la protection et à la stimulation des enfants, à la formation d’autres adultes ou enfants pour qu’ils apprennent à vivre au sein de cette communauté en mouvement, à la réflexion critique sur leur propre chemin pour faire évoluer leur regard et leur pratique.
Le statut de garant conféré aux éducateurs qu’ils soient enseignants, animateurs, boulangers, jardiniers …et toujours pédagogues sociaux, requière une grande vigilance de leur part pour établir les moments où ils se doivent d’intervenir ou non. Cela ne peut être préprogrammé mais organisé, structuré pour permettre aux incertitudes de se vivre et aussi d’être bloquées si l’action en cours semble aller à l’opposé du positionnement politique du projet de la coopérative. Par exemple, un enfant désireux de caillasser le toit du voisin parce que tel est son désir, sera stoppé, peut être sans autre forme de débat dans l’immédiat. Cela sera fonction de l’état d’activité de l’instant, des activités engagées à ce moment là. En revanche les raisons de l’intervention seront posées dans un ultérieur proche, nécessairement. Nous souhaitons aussi œuvrer à maintenir l’intégrité des enfants. Ils doivent pouvoir avoir leurs secrets, leurs pensées intimes, leurs vies en dehors du regard des adultes, mais toujours pouvoir trouver un éducateur comme aide, comme passeur, comme soutien, comme garant de leur sécurité affective et physique. Les pousser à faire, à s’y risquer autant que les pousser à questionner les limites de ce faire pour eux mêmes, pour le collectif. L’exemple des cailloux chez le voisin indique cette limite : danger physique, danger d’existence de la coopérative remise en question par le voisinage, risque pour leur propre vie dans ce lieu s’il n’existe plus ou si les libertés d’action y sont réduites. Or à trop laisser-faire sans responsabilisation et accompagnement, ou comme le disait Fernand Deligny1, a contrario, «à trop se pencher sur eux, c’est la meilleure position pour recevoir un coup de pied au derrière. » Notre problématique : trouver la bonne distance.
Pour permettre, la libre circulation, l’intégrité, la responsabilité, le non laisser-faire, plusieurs éléments sont en jeu aux Espaces socio Educatifs Bricabracs : Le cadre spatio temporel organisé et structuré ; l’unité de lieu et d’intervenants ; la (co)formation ; des règles et des pratiques d’usage repérables mais renégociables allant du soi disant plus anodin comme l’utilisation de l’éponge ad hoc pour le nettoyage des toilettes et de la vaisselle… à celles sur les risques vitaux consistant à autoriser à monter dans un arbre à 3 ou 4 mètre de hauteur. Enfin, une attention sociale obligatoire pour une « pédagogie de l’action, de transformation personnelle et sociale » par « l’expérience de vie […] aidant à la transformation du réel grâce aux forces individuelles et collectives » selon H.Radlinska et C. Freinet2.
La stabilité des éducateurs et leur continuité d’action est une des conditions de mise en œuvre. Que ce soit sur le temps dit « scolaire », de « loisir », de repas, de jardinage etc. Par exemple quand nous ouvrons les espaces pendant les vacances, le mercredi, le matin ou le soir dits périscolaires, sommes-nous en temps scolaire ou de loisir ? Sachant que les éducateurs sont les mêmes que lorsque nous ouvrons le temps du repas le midi ou le temps dit scolaire hebdomadaire. La continuité éducative ne se pose plus, la cohérence d’intervention non plus, le repérage par les enfants est plus sûr, stabilisant, rassurant. Tout cela offrant alors plus de possibilités de mise en confiance, et donc d’initiatives venant des enfants, et moins de ruptures compétitives et de concurrence entre des temps qui seraient propice à l’apprendre, cantonnés aux disciplines scolaires et d’autres aux loisirs. Qui plus est avec des éducateurs dont les parcours les amènent eux-mêmes à créer une sorte de compétition du mieux sachant pour l’enfant, en fonction de leur propre vécu conflictuel soit avec l’école soit avec le jeu libre, pour décrire grossièrement les choses. L’enfant a le droit d’être pris en charge par des personnes éducateurs/éducatrices apaisé.e.s dans leurs relations professionnelles. Si la base réflexive le socle commun est l’éducation, la déclinaison est alors pour nous à Bricabracs par la spécialisation en tant qu’enseignant, animateur, jardinier, artiste plasticien, mécano, etc. Mais nous le redisons, éducateur – pédagogue social avant tout.
La (co)formation est importante pour une bonne cohésion. A la fois se nourrir d’information extérieure et les digérer pour les appliquer dans notre intérieur. Le dedans et le dehors de la (co)formation, celle des pédagogues-éducateurs-garants entre eux, celle des éducateurs et des enfants, celle des enfants eux mêmes que le multi-age rend favorable, celle du collectif enfants-educateurs avec les visiteurs plus ou moins fréquents (stagiaire, parents, curieux…).
Pour cela mais aussi pour la bonne vie du règlement en mouvement, la méthode non figée, partant des enfants dans leur quotidien aux adultes ne faisant que passer, les temps de concertation que nous appelons assemblées, sont primordiaux. Déclinées sous différentes formes et temporalité, elles ont la fonction de permettre aux questions de se poser, aux groupes d’y apporter des réponses, de constater les écueils de l’éco système et d’en proposer les ajustements, de repérer, de dire et d’assumer les pouvoirs en vigueur et leurs responsabilités, de reconnaître des erreurs et de valoriser et encourager certaines actions et comportements, de tendre à éviter la loi du plus fort (influence, force physique, pression). L’intérêt est que cela se fasse en grande partie par les pairs et pas seulement par les garants-éducateurs coordinateurs-trices. L’invitation à la responsabilité n’est pas la même quand c’est le copain qui nous dit qu’on ne respecte pas la parole ou qu’on se trompe plutôt que lorsque c’est l’éducatrice-teur qui le dit, même si il/elle n’est pas loin.
Les assemblées d’enfants et de garants-éducateurs-trices ont lieu deux fois par semaine en grand collectif. Mais tout au long de la semaine il y a incitation à pratiquer la micro assemblée dès qu’un soucis se pose. Parfois cela s’effectue entre enfants avec ceux les plus avancés dans leur développement d’autonomie, parfois c’est rappelé et initié par le pédagogue comme garant du bon déroulement de l’assemblée, même si il n’y a que trois enfants concernés.
L’assemblée des parents a lieu une fois par mois, les enfants peuvent être présents. On répond aux inquiétudes, on présente ce qu’on fait, on se met à nu pour essayer d’y voir plus clair dans ce qu’on aurait cru déjà fort lumineux et souvent déjà débroussaillé. Mais les parents ne sont pas souvent là. Ils ne font que passer et ils voudraient tout savoir et le vivre. Or les choses se font dans l’agir. Par conséquent il nous faut remettre l’ouvrage, en appelé à Sisyphe heureux, comme Camus, et tenter d’inventer ou de répéter aussi des agirs qui forment à la manière dont nous envisageons notre parti-pris éducatif. « Non il n’y aura pas de devoirs, oui ça fonctionne sans, oui vous pouvez le faire c’est de votre responsabilité, oui vous pouvez aider au ménage, allez voir Mme ou M X ils connaissent la Tanière maintenant, ils vous diront ce qui fait que la mutualisation est possible si la rigueur de rangement et d’attention est au rendez vous. Etc. »
Parfois l’angoisse ou tout simplement les difficultés d’un enfant sont plus prégnantes. Une assemblée de concertation famille peut aussi être convoquée par les familles ou les éducatrices-teurs. Elle permet avec un travail rédactionnel préalable exposant le ressenti au sujet de l’enfant tant dans le milieu familial que dans les espaces éducatifs, d’aborder ensemble une situation. Voir comment chacun l’analyse, éducateurs enseignants-animateurs et éducateurs-parents-tuteurs, entendre les propositions d’agir envisagées, négocier des possibilités de commun ou préciser les divergences et jusqu’où on veut bien les accepter, d’un coté comme de l’autre.
Enfin, les concertations entre éducateurs sont une obligation comme nous l’a bien rappelé Thyde Rosell de l’école Bonaventure3 lors de sa visite chaleureuse. Le regard sur une éthique de politique éducative commune et sa pratique se doit d’être raccord dans ses grandes lignes sans quoi l’incohérence d’intervention se fera plus souvent qu’il ne doit. Elle n’aidera pas les enfants à se construire dans le respect d’un commun ne faisant pas injustice. Mise en cohérence, elle devient au contraire une protection libératrice de tâtonnement expérimentaux pour l’enfant et l’éducatrice/teur. L’apport en formation de ces concertations est aussi important, tout comme la reconnaissance d’un cadre de travail favorable à de bonnes relations des éducatrices-teurs. Sans que les conflits ne soient mis de coté pour autant, mais tout dépend à quel stade ils se situent. Négocier sur les grandes lignes de fond n’a rien à voir avec une négociation sur les marges. La première amène souvent une déstabilisation d’équipe dont les premiers à recevoir les ondes de choc sont les familles et les enfants. La deuxième se vit plus souvent simplement comme un élément d’expérimentation vivante qui enrichit notre tout.
Pour revenir à l’unité de lieu, l’intérêt de notre espace c’est que quel que soit le temps déclaré administrativement, école, loisir extra-scolaire ou loisir périscolaire, les locaux appelés La Tanière et les espaces extérieurs sont les mêmes. Les éducateurs-garants, aussi, nous l’avons déjà dit, même si en fonction des conditions budgétaires l’emploi d’un animateur supplémentaire pendant les vacances nous intéresse. A la fois cela nous soulage dans notre travail de garant concernant la remise en état et le développement du matériel ou de l’administration, mais surtout, nous formons alors des éducateurs-animateurs.
L’intérêt des locaux identiques est assez évident. Le seau pour le ménage, les livres, les jeux, les règles de déplacement des personnes mais aussi de placement des couverts pour les repas, de la bassine pour la vaisselle sale que le groupe de service doit effectuer en fin de repas, du composteur etc. tous ces éléments sont identifiables et repérables facilement, aidant aux taches collectives récurrentes du quotidien.
Par ailleurs nos espaces sont délimités et situés dans leur usage extérieur. L’espace haut et l’espace bas. L’espace d’accès « sans dire », l’espace d’accès « en prévenant ». On ne demande pas l’autorisation, on prévient, on informe de là où l’on est. L’espace caché mais audible, favorise la question de l’intégrité des enfants, tout en ouvrant aussi les portes à des zones plus sombres (harcèlement, pression etc.) qui ne restent que rarement dans l’ombre, les assemblées, le multi-age et la veille éducative œuvrant contre cette possibilité.
Les espaces interdits car ce n’est pas chez nous, c’est chez une personne qui nous connaît mais c’est son milieu privatif. Son lieu a lui où il vit et doit pouvoir être tranquille. On n’y rentre donc pas sans y être autorisé, quand bien même il n’y aurait aucune barrière et une simple ligne invisible entre deux arbres ou deux poteaux.
Assez vite, deux ou trois semaines, ce sont eux, les enfants qui régulent le groupe d’enfants. Encore une fois les effets du multi-age se font sentir en pédagogie de l’activité, celle décrite dans l’école du 3ème type de Bernard Collot4. Mais les enfants entraînent aussi les parents dans ce qui peut ou ne peut pas se faire. Ce cadre qui paraît trop contraignant à certains qui crient au manque de liberté crée au contraire exactement l’inverse. La contrainte non figée, renégociable, dans un cadre structuré offre des espaces de créativité et de liberté, évitant la logique du laisser-faire soi disant libre, car, illusion du fond de l’air libéral qui fait fi du collectif au profit de l’individualisme.
La problématique fondamentale pour les éducateurs qu’ils soient enseignants, animateurs, parents qui auraient validé les apports de Korczak entre autres sur l’intégrité, la liberté de circulation et d’expression, une part pour nous d’égalité devant les droits et les devoirs entre enfant et adulte, ainsi que le non laisser-faire, c’est selon notre humble interprétation de reconvoquer le bonhomme, l’être, le temps du savoir faire humain et non celui de la technique, des outils en tout genre, certes bienvenus, mais qui ne sauraient enlever la part d’amour du beau geste, de l’attention bien dosé, de l’intention joliment placée, d’une esthétique de l’éthique de l’a ou l’on est à quel moment d’où, quand et comment on se place pour ces petits humains en devenir et leur famille. Ne pas se camoufler derrière un énième outil ou une nouvelle théorie mais s’ouvrir à davantage de coformation in situ et de pratique du vivant.
La problématique donc c’est le temps de la ténacité, la disponibilité d’esprit et de corps, pour encore et encore y retourner dans ce monde de l’enfance, comprenant la famille et son environnement, qui peut nous épuiser mais pour lequel nous avons la responsabilité de ne pas le lâcher.
Tenir l’ensemble de la mise en scène dans les moindres détails, fera un tout vivifiant. Sisyphe disions nous plus haut. La joie têtue de l’artisan reprenant encore et encore son art dont il n’est pas certain d’en donner à voir le résultat, ni même d’en voir lui-même les résultats, ceux-ci n’étant parfois visible que des mois, des années après. Et encore ce ne sera peut être qu’ avec ceux qui pourront s’arrêter de courir et se dire : « Tu as vu, là, dans ce coin, ils sont beaux sur leur chemin d’essais tout cabossé. Dis ? … On les accompagne, on les soutient on les défend encore ! » Korczak œuvra jusqu’au plus terrible dévouement, entre autres dans les murs d’un orphelinat, nous, très modestement dans et hors les murs de notre petite tanière, d’autres en extérieur au pied des murs, chacun avec un public qui lui est spécifique, dans un même but d’émancipation.
Alors comme nous aimons à le redire, il s’agit de «mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin. »5 Le maître ignorant, J. Rancière, Edition 10/18
1 Graine de crapule, F.Deligny, Edition Dunod
2 Aux sources de la pédagogie sociale, E Cazotte, G Chambat, L Ott, Edition L’Harmattan
3 La farine et le son, Bilan d’une république libertaire, Bonaventure. Editions du Monde libertaire
4 Une école du 3ème type ou la pédagogie de la mouche, B.Collot, Edition L’Harmattan
5 Le maître ignorant, J. Rancière, Edition 10/18
Erwan, coordinateur des Espaces socio Educatifs Bricabracs.
Charles, éducateur-enseignant aux Espaces socio Educatifs Bricabracs
Marseille, 25 octobre 2022 – http://bricabracs.org