Rhizome en Tanière N°12 / 15/11/21
En rhizomant…
Un mardi midi, 9 novembre, vers 13h45…Voilà c’est cela, le rhizome Bricabracs. Ce mélange d’institutionnel et d’imprévu. L’acceptation de l’impureté, de l’imparfait ponctuel pour un présent d’une globalité de qualité. Car ce que l’on voit là ne donne à voir que ce que nous avons pris le temps de montrer, de saisir, un instant. Il manque les autres enfants, il manque l’instant d’avant et l’instant d’après. Il manque l’organisation permanente et l’organisation ponctuelle.
Il manque l’injonction de l’éducateur à la barre à ce moment là et le laisser faire de celui ci quand les tentatives enfantines semblent s’ auto-gérer sans gros risques physiques ou conflictuels. Il manque la présence du deuxième éducateur, qui n’est pas à la barre, mais qui n’est pas non plus détaché. Les bruits du rafiot, les tiraillements de la coque et de l’équipage, ça l’intéresse malgré tout, même lors de ses déplacements en pause. Mais il sait aussi qu’au moment où la soupe est chaude, même si l’équipage s’active autour, il doit et il peut la manger paisiblement, reposé et serein confiant dans le barreur qui a pris le relai. Le quart pour nous ressemble davantage à un mi temps, un entre deux. Nous nous trouvons plus souvent en situation de surfactant, à l’interface, une partie dehors une partie dedans. C’est, outre la tension d’attention à l’activité strictement pédagogique de l’enfant, ce qui accentue la charge au travail. L’accentuation est d’autant plus forte que l’on accepte de multiplier le nombre d’espaces, d’individus et d’activités aux quelles il faut prêter attention. Nous sommes des « jaugeurs » de faisabilité dans la quiétude.
L’instant d’avant, le groupe journal, les trois studieux à table ne s’étaient pas lancés dans leur besogne. Il a fallu leur rappeler leur responsabilité et l’obligation de s’y remettre. Ce groupe de trois n’est pas composé au hasard non plus. D’autres équilibres ne donneraient sans doute pas ce calme et cette qualité de travail.
Nos chercheurs de surface n’étaient pas prévus. Un temps collectif de mathématique devait arriver à ce moment là. Mais, le rhizome associatif est venu se glisser au milieu. J’étais à la barre pour ce midi et cet après midi. Mais je passe plus de temps en coordination d’association qu’en temps éducatif ces derniers jours. Donc les idées que j’avais en tête ne s’étaient pas complètement évaporées. Notamment nous sommes en réflexion pour un aménagement de notre poulailler. Pour cela j’avais besoin de ses dimensions. J’ai demandé à deux enfants d’aller mesurer largeur et longueur. Je ne pensais qu’à les faire participer à ce projet en me faisant aussi gagner du temps. Mais j’ai eu le malheur de leur demander si ils pouvaient me fournir la surface que cela faisait car j’en avais besoin pour choisir le matériel envisagé. Tout en ronchonnant un peu, ils s’y sont mis et j’en ai profité pour demander de l’aide à deux autres censés savoir le faire aussi… Je venais de transformer une simple demande de service en un temps d’évaluation pour certains, sans se le dire, et de construction du savoir pour d’autres. C’est un schéma que l’on peut avoir souvent rangé dans un coin de nos têtes, mais qui autant que l’on peut est bénéfique à ne pas programmer à l’avance. Il doit pouvoir être utilisé quand le moment semble propice… les enfants, eux, ne le demanderont pas ou que très rarement. On peut accepter de forcer ce passage par des stratagèmes qu’ils perçoivent bien intuitivement mais qui sont acceptables, si l’on veut bien les accompagner, et ne pas en faire une situation trop pénible, ce qui n’empêche pas de tenir et pousser la réflexion. Pour cela je vais et viens, sans les oubliér. Donc je ne m’éloigne pas. C’est à la fois voulu et contraint, car d’autres enfants se sont aussi lancés dans d’autres recherches.
La construction d’échelle a aussi demandé de la présence. Pour aider à démarrer dans le bon sens avec un bon choix de matériaux qui évite ensuite un découragement trop grand car on n’aurait pas le matériel facilitant la réalisation. Il en est de même de notre présence pour observer du coin de l’œil le moment où la création se grippe : une vis qui ne veut pas tourner par manque de force, une perceuse utilisée en dé-visseuse au lieu de visseuse, etc. On vient alors interroger pour guider vers la résolution voir faire la fin du tour de vis afin de ne pas rester bloqué au risque de se décourager.
C’est sans doute la chose la plus complexe à tenir pour n’importe quel éducateur, qu’il soit enseignant ou autre. Sentir le bon dosage entre laisser découvrir, faire seul et réaliser soi même pour faire passer le gué à l’apprenant juste avant sa lassitude et son découragement, tout en le poussant autant que l’on peut à faire par lui même, ou avec d’autres aidants que l’éducateur réputé pour cela. Educateur-parent, éducateur-jardinier, éducateur-enseignant ou que sais je, vous pouvez le vérifier très souvent… si tel est votre axe de politique éducative. A trop laissé faire ils se noient, à trop faire à leur place ils vous noient.
Pendant ce temps j’aurai relancé le groupe de service pour qu’il finisse le pain, la vaisselle, qu’ils aillent chercher un autre animateur pour aller au jardin et s’occuper des poules. J’aurai relancé les enfants qui n’auront pas terminé le travail du matin. Cela je ne peux le faire qu’en concertation et confiance mutuelle avec l’éducateur-enseignant du matin qui me transmet rapidement le nom des minots concernés vers 12h45 13h, alors que le repas est en cours. Parfois nous le faisons aussi en début d’assemblée à 12h. Cela nécessite aussi une bonne connaissance à la fois des outils pédagogiques utilisés, du niveau de chaque enfant et, peut être encore plus, de sa personnalité autant que des attentes éducatives de son milieu social.
Pour que ces relances s’effectuent après le repas, moment improbable de remise au travail, cela signifie que je dois porter mon attention sur la spécificité de chaque individu et du collectif à cet instant, ce jour précis et sur la nature de la tâche à effectuer. Comme pour des adultes qui ne se supportent pas dans la vie quotidienne des mondes du travail ou bénévoles, associatif ou non, des tensions émergentes entre deux enfants qui ne se supportent pas, peuvent être des éléments déclencheurs d’un choix de mise en route d’activité. Untel avait des choses à finir peu chargées en réflexion, c’est le moment de les lui demander : son roman, un bricolage en cours, etc. voir aussi de l’obliger à s’isoler dans une autre salle ou d’aller faire sa peinture qu’il n’a pas encore faite. On peut aussi jouer avec la fatigue. Ceux qui retournent finir un travail non fait ou inachevé le matin, ont souvent une efficacité intéressante qui les libère ensuite pour une bonne partie de l’après midi. On ne les appelle pas tous ensemble pour pouvoir être disponible pour leur question tout en coordonnant le reste des activités.
Naturellement certains ne vont pas courir, mais s’installe à discuter et dessiner dans la grande salle, La Ruche. Cela en entraîne d’autres et puis le bruit devient trop fort, trop gênant pour la concentration d’autres enfants. Alors par exemple ce jour là, après deux rappels, j’oblige ce groupe à quitter les lieux. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé dehors tel on le voit sur la photo près des oranges qu’un des éducateurs est allé cherché pour une distribution au collectif qui en a commandé et qui n’a rien à voir directement avec l’activité de Bricabracs. Une ligne ouverte vers d’autres liens…
Zut, la perceuse ne fonctionne plus les deux batteries sont déchargées et elle manque de puissance. Nos travailleuses ne s’en laissent pas compter et vont sonner chez notre voisin Georges, le pasteur habitant des lieux, qui leur prête la sienne.
Vous avez dit rhizome… dedans, dehors … retenir, orienter, guider, ordonner et laisser aller.
Tout est question de moment, de parti pris éducatif, d’intention et d’attention aux personnes enfants et adultes, aux effets que peut produire un papillon enfant sur le nuage des autres enfants, sur l’espace qui les entoure et par voie de conséquence sur les personnes adultes ou enfants qui les entourent et leurs propres perceptions du milieu …
Le tâtonnement expérimental de la pédagogie sociale Freinet qui laisse à voir les imperfections et nécessite qu’on prenne le temps d’en percevoir les richesses parfois peu évidentes à percevoir.
Illustration 1 / un midi, jour de novembre 2021
« Est ce qu’on peut aller à la balançoire ? »
On ne comprend pas la question avec mon collègue éducateur Charles.
« Pourquoi ne pourriez vous pas ? »
La balançoire en question n’est soumise à aucune restriction d’accès. Si ce n’est d’être à deux maximum dessus.
« Ben il y a un texte qui dit qu’on doit y être sous la responsabilité d’un adulte »
« Ha oui ! Cela vous concerne quand vous êtes présents en dehors de notre présence à Charles et moi » On est mort de rire intérieurement. Ce panneau a été mis en partenariat avec la paroisse qui nous héberge, pour se décharger de responsabilité vis à vis des personnes qui l’utilisent, le week-end notamment, et non pour les enfants de Bricabracs… Mais on ne l’avait pas réexpliqué et cet enfant qui par ailleurs n’affectionne pas particulièrement la lecture, devait bien être le seul à avoir lu ce texte et nous rappeler au cadre institutionnel. L’art de continuer à vivre ensemble en vérifiant les possibles et les interdits.
Illustration 2 / un mercredi matin, jour d’octobre 2021
« Hé ! Non ! vous pouvez pas passer par là ! On n’a pas le droit ! »
Ça c’est notre zébulon, tout juste 6 ans, non inscrit à l’école, mais un bénéficiaire de l’accueil de vacances grâce aux parrainages entre autre. Il est en visite ce matin là car il n’a pas école, contrairement à Bricabracs le mercredi matin. Pendant que sa maman s’active bénévolement aux Restos du cœur qui œuvrent dans le bâtiment à côté, il est en train de rappeler aux enfants de l’école ce qu’ils n’ont pas le droit de faire. Il est chez lui. Il a bien intégré ce cadre là et le fait respecter.
C’est exactement cela que nous recherchons, l’appropriation pour le collectif. Car il permet une très grande liberté si l’on veut bien ne pas surcharger la vie d’interdit et tenir au près des enfants quelques grandes lignes auxquelles les adultes doivent aussi se tenir.
Concernant la sécurité c’est primordial. Mais cela demande de la persévérance, de la prégnance, de la pugnacité de la part des garants éducateurs tant avec les enfants que leurs parents ou d’autres adultes. Comme on le voit avec ce « petit jeune », les enfants sont souvent nos meilleurs émissaires.
« Mais non on peut passer ! » rétorquent les autres.
Du haut de ses trois pommes il se met alors physiquement à les stopper ne pouvant les laisser déroger aux règles qui, dans ce cas là, les mettraient en danger. On est alors obligé d’intervenir.
« Oui il a raison, et vous aussi ! Racontez lui ce qui s’est passé. Car il n’est pas revenu à Bricabracs depuis les vacances fin août… »
L’organisation générale de la circulation des voitures, des parkings et zones de jeux avait été modifiée entre temps. Le cheminement qu’il rappelait comme interdit était devenu possible. Les habitués le rassurèrent et il intégra ce nouvel équilibre dont nous n’étions même pas à l’initiative nous les éducateurs. Cela était dû à une réorganisation portée par un garant des lieux où nous cohabitons avec d’autres associations. Finalement, un enfant surfactant de Bricabracs a découvert le changement de règle de vie dans Bricabracs que les éducateurs ont mis en place en raison d’un changement de règles de vie extérieur à Bricabracs.
C’est de cela dont il devrait aussi s’agir avec les familles qui ont fait le choix de rejoindre Bricabracs. Un des enjeux est peut être de parvenir à faire prendre conscience de l’importance de la portée participative et transformatrice de notre création en mouvement. Nous ne sommes pas une école et un accueil de loisirs. Nous sommes un autre lieu d’expérimentation socio-éducatif comportant une orientation forte de tâtonnement expérimental. Une globalité positive comportant des imperfections ponctuelles. « Un signe des temps, parmi d’autres m’effraie : l’insistance avec laquelle, au nom de la démocratie, de la liberté et de l’efficacité, on asphyxie la liberté même et, par extension, la créativité et le goût de l’aventure de l’esprit. La liberté de nous mouvoir et de prendre des risques est soumise à une certaine standardisation des formules et des manières d’être avec lesquelles nous sommes évalués »(1) Par conséquent, s’y inscrire en simple consommateur d’enseignement uniquement pour sa progéniture c’est profiter des bienfaits de notre parti pris éducatif. A savoir que « [nous ne nous obstinons pas ] à déposer chez les [enfants] habitués à la passivité, la description du profil des contenus, [ nous les provoquons] pour étudier et apprendre ces objets de connaissances dans leur substantialité. » (2) Or il existe une tendance bien libérale qui consiste à consommer tant que le navire nous porte, à moindre coût si possible, et à en changer une fois qu’il semble plus instable. Il est possible aussi d’y créer de l’instabilité associative quand sa direction ne correspond pas ou plus à notre équilibre de vie privée ou insidieusement quand on ne veut pas reconnaître ses propres fragilités et trouver dans la structure et ses auteurs le moyen de se défausser de ses miasmes. En toute famille, en tout éducateur cette possibilité est ouverte. S’y inscrire sans pensée collective, des sanitaires jusqu’aux débats philosophiques, ou en donnant le change sans prégnance, c’est croire en une neutralité éducative qui n’est pas la nôtre. « Pour que l’éducation fut neutre il eut été nécessaire de n’avoir aucune discordance entre les personnes relativement aux modes de vie individuelle et sociale, relativement au régime politique à mettre en pratique et aux valeurs qui doivent être incarnées. »(3) Pour cela, les porteurs de cette création et les éducateurs, coordinateurs et garants du milieu de vie Bricabracs doivent insister encore et encore pour faire en sorte que l’on se dise, se rencontre, pour « échanger et … changer » (4), sans se perdre pour autant sur des chemins qui seraient trop éloignés de notre champ d’utopie.
A celles et ceux qui sont dans l’évitement de ce travail pour s’en tenir à une simple relation d’acquisition du savoir (il sait lire ou pas?) nous rappelons que ce travail en commun s’avère nécessaire même si il reste cependant insuffisant pour les choix éducatifs que nous faisons. Il est essentiel pour partager les faisceaux d’éléments qui nous alimentent, afin de poursuivre la construction d’une confiance partagée, et néanmoins critique, absolument nécessaire pour accompagner les enfants sur leur chemin et non le nôtre, qu’il soit celui des parents ou des éducateurs.
Sans cela, c’est la structure elle même qui se fragilise en jetant parfois le bébé avec l’eau du bain… Or notre chemin quoi que cahotant, imparfait, a su aider des enfants cabossés et leur famille. Il continue à le faire, en transformant leur manière d’aborder les relations et le savoir (2) depuis 7 ans. Nous sommes sur une ligne de crête revendiquant notre attachement au service public, au sein d’une structure privée, qui expérimente la création d’un autre lieu ayant pour gageur de vouloir mêler l’éducatif d’animation et d’instruction, le social et l’économique. Cela devrait se faire tout en invitant à participer à un milieu qui n’est pas ouvert à une somme de revendications privatives, mais à l’invention perpétuelle d’une solidarité et de règles communes qui nous demandent de mettre de côté une part de notre sphère privée. Une part seulement car il ne saurait non plus être question de nier l’individu, la personne au profit uniquement du collectif. Notre individuation peut être portée par la formule suivante :
« A trop vouloir réduire [nos espaces] à leur rôle de transmission du savoirs [ aux enfants comme aux adultes], on obère leur rôle comme espace de socialisation politique ; Mais à trop surinvestir [nos espaces] comme antichambre de la société, on oublie la puissance émancipatrice des savoirs. »(5) Notre piste, si l’on veut encore l’emprunter, se trouve vraisemblablement encore sur cette ligne d’erre de crête.
Dans nos décombres
Dans un égarement inexplicable
Dans la destruction de nos vies
Nous sommes au service de la clientèle
Nous réparons encore la céramique
Nous honorons notre raison sociale
N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit. (6)
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Erwan / Marseille 16 novembre 2021
coordinateur, éducateur-enseignant,
Espaces socio-éducatifs Bricabracs
http://bricabracs.org
(1) Pédagogie de l’autonompie, Ed. Eres, Paulo Freire, p126
(2) idem p122
(3) idem p123
(4) Echange… et change, Journal du réseau d’échanges pédagogiques, du syndicat PAS38 (Isère), 1998. (5) Ecole, Laurence De Cock, Ed. Anamosa, 2019, p83 / J’ai substitué le mot « ecole »
(6) Nicolas Bouvier, Le Dedans et le Dehors, Ed. Point, 2007, p113