Je n’ai pas de telles mains – mars 2022
Il est 18h, la visite entre Akim, Léa et leur père vient de se terminer, les deux enfants sont partis, Mr reste attendre la fin du quart d’heure règlementaire de début et de fin de visite. Un temps pour s’assurer que les deux parents ne se croisent pas, pour ne pas raviver le conflit, les émotions, la violence, le souvenir, peut-être aussi les sentiments.
« Ils ont dû sacrément s’aimer pour se détester autant » C’est ma cheffe de service qui a dit ça une fois en réunion. La phrase m’est restée.
Que se dire d’autre devant un tel mélange de haine et d’attachement, de tristesse et d’amertume, de remords, de regrets, de culpabilité et de rancune.
Ces émotions qui se répandent sur les enfants, les englobent. L’amour rend aveugle… La haine et le conflit aussi. Aveugle à la souffrance, au mal-être de ses propres gamins.
Facile pour moi de dire ça, moins de l’accepter.
Je suis avec ce papa, encore 10 min à attendre.
Il est grand mais il baisse la tête, il a environ 40 ans. Un visage usé par l’alcool, il me dit qu’il est fatigué par sa semaine de travail. Il est peintre dans le bâtiment.
Son aîné ne veut plus venir aux visites. Il ne veut plus le voir. Monsieur vient pourtant de se ressaisir, il appelle à la maison, vient voir le second au foot, s’intéresse à sa petite. Il a offert un super robot de cuisine à Akim, pile ce qu’il voulait. Il adore cuisiner. Monsieur a même pensé à appeler pour son anniversaire. La petite Léa aussi aime venir et passer du temps avec son père. Elle a de l’énergie.
Mais l’aîné ne vient plus, il a fait des efforts, il attendait des excuse de son père. Il a beaucoup attendu, il a dépassé sa limite : « c’est pourtant pas compliqué de s’excuser ».
Des excuses pour avoir été violent quand ils étaient plus jeunes, pour les avoir frapper, pour avoir été saoul, pour avoir agressé sa maman.
Mais Monsieur à ce moment il n’en était pas là, il se souvient de « la claque ». Au singulier. Celle dont il parle toujours « j’aurais pas dû mais il voulait pas m’écouter », « il était impossible à tenir », « on y arrivait plus ». Monsieur me dit tout ça.
Dans ses yeux, je suis Monsieur Lecomte, accueillant en formation à l’espace de rencontre. Il a l’air d’accorder de l’importance à ce que je lui dit.
Je l’écoute assis en face de lui, attendant la fin du quart d’heure. Il triture ses mains, je n’arrive pas à les quitter des yeux. Elles sont blessées de partout, de grosses callosités, des doigts larges, épais. On devine son métier dans ses mains.
Je n’ai pas de telles mains.
Je n’ai pas d’enfants.
Je n’ai même pas 25 ans.
Et pourtant j’écoute ce papa qui me parle de son lien avec ses enfants, il est triste, il regrette, il essaie, il s’accroche.
Je m’écoute lui dire de s’accrocher, que son aîné a besoin de temps, que l’éloignement n’est pas définitif, qu’ils se sont manqués, que monsieur n’était pas prêt et que maintenant c’est son fils qui n’est pas prêt. Qu’il faut quand même tenir, que c’est aux adultes de tenir.
Je m’écoute comme extérieur à moi-même.
Quelque part j’ai honte, je sais qu’il a besoin d’entendre tout ça mais j’ai honte d’être celui qui le lui dit.
Je n’ai pas de telles mains.